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CONNAÎTRE

nation sans contrôle nous a fait tomber ? L’expérience contrôlera l’expérience, avec ou sans le secours de l’imagination qui a si souvent besoin d’être étayée. Quant à vouloir vérifier l’expérience par des rencontres d’imagination, c’est une entreprise où l’histoire des religions ne nous induira pas à persévérer.

Qu’est-ce donc que l’imagination, le rêve, le besoin de décréter ce qui pourrait être, en réaction des mécomptes de ce qui est ? Merveilleuse faculté qui nous projette sans effort[1] au delà des conditions du monde pour la joie spéculative de le dominer. Je n’ai nulle envie d’en médire. Je consentirais même d’y voir le plus beau, sinon le meilleur, de notre destinée. Pascal, qui fut, sans doute, l’une des plus nobles victimes de l’imagination, s’est répandu contre elle en invectives. « Maîtresse d’erreurs et de fausseté, elle est d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours. » Eh oui, c’est l’emploi de l’imagination de chercher au delà de la réalité, pour une chance d’heureuse anticipation ? N’est-ce pas l’imagination qui a découvert l’atome avant que nous ne l’ayons rencontré ?[2] Il n’en résulte pas qu’elle mérite confiance au même titre que l’observation puisqu’elle n’a pas pu l’utiliser. Ses erreurs sont hors de compte, tandis que l’expérience s’est progressivement cristallisée, par les vérifications, en un bloc incomparable de positivité.

L’office de l’imagination est d’activité toute contraire, puisqu’elle nous convie à affronter le monde d’un optimisme de rêves jusqu’aux rectifications d’expérience. À ce titre, ses erreurs, même une fois reconnues, ne nous en auront pas moins aidés, comme toutes méprises d’hypothèses scientifiques qui ont pu nous entretenir, ou nous ramener dans la direction d’une connaissance plus approchée. Comment se plaindre, alors, de l’idéal périmé qui eut son jour, si à travers tout, nous lui devons d’avoir marché ? « L’illusion féconde » du penseur aura été la puissante et décisive annonciatrice de l’homme en devenir. Il n’y a donc pas à décider quel est le meilleur guide. L’expérience construit la grande voie romaine de la connaissance. L’imagination nous y fait passer.

  1. Sans effort, puisqu’il n’est pas besoin de démonstration, et que rien n’est si odieux que l’onus probandi, la charge de la preuve, à qui se contente de l’esquiver.
  2. Le mot atome représente, sous un même nom, deux choses fort différentes pour Épicure ou pour M. Jean Perrin.