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AU SOIR DE LA PENSÉE

qui ont eu leurs grands jours. La notation de ces ressemblances (avec leur cortège de métaphores) jusqu’au point où s’accomplissent les premières différenciations de l’analyse, est ce qui a constitué les premiers pas de la connaissance. « L’imagination créatrice », sous son apparence de formule positive, néglige le fait indéniable que les « créations » de notre imagination consistent tout simplement à déformer et à assembler arbitrairement des parties d’observation plus ou moins exactement enregistrées. Je comprends bien que M. Th. Ribot entend simplement dénommer « création » « une disposition de certains matériaux suivant un type déterminé ». Alors, pourquoi ce mot, usuellement employé dans un sens tout différent ?

Aux deux pôles opposés de nos activités mentales, l’imagination et l’observation sont la source inépuisable de nos interprétations des choses, et, par là, des émotivités qui s’ensuivent. En leurs mouvements divers d’oppositions ou d’harmonies, on peut dire qu’elles expriment l’homme tout entier, selon les caractères déterminés par les proportions des deux phénomènes. Du poète à l’empirique, il faut la sensation de ce qui est avec des émotions de ce qui pourrait être, au delà de notre relativité. Nos premières sensations se trouvent donc le produit d’une rencontre de nos surfaces sensibilisées et des éléments du Cosmos, suivie d’une réaction d’autant plus émotive que l’attention, s’y sera moins arrêtée. C’est ce qui fait l’élan de l’imagination éternellement craintive de la douleur, éternellement tendue vers le plaisir, et, par là même, prête à tout accepter des apparences de satisfactions passagères, au risque de défigurer l’objectivité qui s’oppose. Ainsi, parce que toutes défigurations trouvent leur raison d’être dans l’organisme constructeur, elles demeurent étroitement liées aux insuffisances d’observation, points d’appui du thème imaginaire. C’est pourquoi nos monstres d’imagination ne sont jamais que des défigurations de formes observées. Et l’observation elle-même, se manifestant d’abord par une interprétation de prime-saut à la mesure de l’entendement individuel, comment ne fournirait-elle pas le substratum d’apparences dont l’imagination, volage, ne demande qu’à se contenter ? Imaginer, n’est-ce pas penser au delà du cadre mondial, en vue d’appeler l’homme aux joies qu’il se compose, tantôt pour suppléer à sa connaissance, tantôt pour la couronner ?