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AU SOIR DE LA PENSÉE

par deux voies opposées, à deux aspects différents de la même « réalité »[1]. Du fond de l’abîme insondable, qu’est-ce donc qui peut nous étonner ?

Selon qu’elle se place, ou non, sous la sanction divine, la morale voit changer les fondements de sa doctrine, mais l’empirisme des rapports sociaux ne cesse d’imposer les même nécessités. Où placer la sanction ? « Si Dieu et l’universalité des êtres sont la même chose, Dieu, étant toutes choses, n’est rien en particulier… Si Dieu est l’être nécessaire et infini, ses conséquences sont infinies. Comment des êtres bornés et finis auraient-ils ses conséquences ?[2] » Et, en effet, « si la personnalité ne saurait convenir à l’être absolu, elle est exclue par l’infini »[3]. Dès que nous trouvons dans le Moi qu’un complexe d’organismes, si nous voulons qu’il donne accès à l’unité absolue du Moi divin, il nous suffira pour cette tâche, de trouver les limites de l’illimité. Faute de ce faire, en quoi les contingences de l’homme en seraient-elles changées ?

Après avoir coupé, il s’agit de recoudre. L’opération spinoziste avait retranché le mort du vif, et puisque le vif, qui est l’homme, ne pouvait disparaître, il a bien fallu qu’il maintînt, en des dispositions d’expérience, les normes de mœurs où s’étayent tous des développements de sa vie. L’âme et ses mouvements ne font figure après tout que d’interprétations passagères. Du fond organique nul n’a pu de déprendre. Et devant que les problèmes fussent doctrinalement abordés, tombait déjà tout l’appareil des mots caducs que le fleuve impé-

  1. La métaphysique aurait ainsi le caractère d’une sorte de calcul absolu des possibilités. En ce sens pourrait-on dire que théologie, métaphysique, et science même sont des calculs de probabilités dont les chances varient avec les développements de notre connaissance qui, selon les vérifications, met chaque discipline historique à son rang. On sait qu’en répétant les vingt-quatre lettres de l’alphabet et en les tirants au sort aussi longtemps qu’il faudrait, on arriverait à obtenir l’Iliade. Il est plus simple de compter sur Homère pour cet accomplissement. Mais cette vue ne nous en offre pas moins une perspective sur les profondeurs de l’existence. Si tout est possible à l’éternelle loterie cosmique des numéros sans fin, nous serions donc « expliqués » au même titre que toute possibilité d’événement.
  2. BOULAINVILLIERS, Réfutation de Spinoza. Voir sa traduction de l’Éthique avec une fine préface de M. F. Colonna d’Istria.
  3. Préface.