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AU SOIR DE LA PENSÉE

Que les temps sont changés ! Héraklès, redoutable héraut d’une conscience primitive, promenait la justice sous la peau d’un lion. Je le vois maintenant remplacé par des prédicateurs d’officielle vertu et des distributeurs d’insignes honorifiques à tous les carrefours. Je ne dis pas que le monde en soit pire. Je ne vois pas qu’il en soit sensiblement meilleur. L’hypocrisie publique n’y a certainement rien perdu. Peut-être nous faudra-t-il encore quelques milliers de siècles pour mettre au point nos velléités de bien faire. L’espérance nous demeure permise jusqu’au jour où nous consentirons à remplacer des glorioles d’apparences par le silencieux contentement du jour ou nous aurons bien fait sans en attendre un retour.

Descendue des brouillards de la métaphysique dans les activités de l’empirisme social, il faut bien que la morale évolue, avec tout son cortège de sanctions naturelles, selon l’humaine qualité des connaissances et des émotions dont les mouvements font le vice ou la vertu. L’idée seule d’une morale changeante paraît abominable aux sectateurs de transcendances et d’immanences qui prétendent arrêter par des mots l’éternel écoulement de l’univers. L’effort de l’aberration métaphysique consisté à détacher du phénomène cosmique l’idée (ou plutôt le signe de l’idée) pour lui conférer la dignité supérieure d’une existence indépendante qui dominerait le monde au lieu d’en être dominée. La théologie ne fait pas autre chose, avec cette aggravation qu’elle personnalise l’infini — troublant ainsi de scènes fantômatiques le drame véritable de notre destinée.

Il commence à se découvrir qu’à considérer simplement la pratique des mœurs (morale), les enchaînements d’activités de la série vivante ne nous offrent qu’un processus organique au cours duquel il n’y a point de place pour l’insertion miraculeuse d’une « âme » insubstantielle, avec des attributs verbaux de surhumaine fixité. Lors donc qu’ayant à situer le phénomène moral, je me permets d’en chercher la source profonde dans les développements de la vie, je dois brutalement choquer tous les « penseurs. » professionnels qui s’acharnent aux développements verbaux d’une morale entitaire à l’usage des parleurs. Là trouvons-nous le problème profond de la vie humaine noyé dans les classements didactiques de vertus recommandables dont l’usage consiste surtout en des effets de prédication. Va-