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AU SOIR DE LA PENSÉE

objet d’agrandir son domaine que de préserver son culte. C’est à « Allah », successeur des idolâtries dans les tribus arabes, qu’échut le rôle du plus puissant soutien de la foi sémitique, tandis que Jahveh, pour sa conquête des « Gentils », eut besoin des déviations aryennes de l’hérésie du Golgotha. L’évolution des Dieux continue.

Par la multiplicité des personnages exigeant des adorations, nos chrétiens de Rome en sont arrivés à distinguer deux cultes : le culte d'adoration totale, dit de latrie, et le culte de vénération dont nos sous-Divinités ont à se contenter : le culte de dulie. Il y a plus d’actes de dulie que de latrie aux autels polythéistes de nos temples, où le Fils et la Mère, avec leur cortège d’apôtres et de saints, ont peu à peu éliminé « le Père éternel » dont les images sont devenues l’exception. De même au pays des Védas, où Brahma, le vieux créateur, qui n’a plus qu’un seul temple, s’est vu distancer dans la faveur publique par Siva et Vichnou, émanés de lui. À Saint-Pierre de Rome, allez voir une statue de bronze, décorée du nom de l’apôtre Pierre, dont l’orteil est usé par les baisers des fidèles. Quel Dieu fut honoré d’un plus fervent hommage ?

Mieux encore, à l’arrière-garde du culte chrétien, le Sacré-Cœur, Lourdes, la Salette et tous miracles du dernier cri, en sont venus à balancer la fortune d’un monothéisme verbal fâcheusement démembré. Cherchez à qui s’adresse tout dévot réclamant la faveur d’un service personnel. Tel saint fait retrouver les objets perdus. Tel autre a la spécialité de guérir le bétail. C’est le bon saint Corneille qui expose vaniteusement dans une église de Bretagne, où j’ai pu les lire, les lettres d’imploration et de reconnaissance qui lui sont adressées. Les répliques sont absentes. Le fidèle suppléera de lui-même à la modestie de la Divinité. Et l’événement dût-il n’être point suivi d’effet, ne restera-t-il pas au croyant le plaisir d’avoir, au moins, espéré ?

Si Peau d’Ane m’était conté,
J’y prendrais un plaisir extrême,

disait le Bonhomme, qui savait trop bien que les hommes passent le plus beau de leur existence à se conter réciproquement Peau d’Ane, et, quand ils ont fini, à recommencer. N’est-ce pas ce que nous faisons quand nous introduisons, de notre chef, le miracle dans la nature, pour nous éblouir, comme si l’ordre naturel