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AU SOIR DE LA PENSÉE

la ménage aux faiblesses de nos âmes. Qu’importe l’hallucination d’une autre destinée si c’est la source même de notre force de vivre celle-ci ? Dans l’intérêt du bon ordre sur la terre, nous nous résignerons à la menace des tortures de l’autre monde, car il « faut » que les méchants y croient, bien qu’on les y voie des moins inclinés. Pour les félicités éternelles, nous nous y jetons d’une ardeur sans seconde. Il nous serait si doux de retrouver ailleurs les félicités de la terre sans ses maux, et s’il y a des maux éternels, nous voulons faire confiance aux atténuations de la providentielle bonté. Tout ou partie des réparations de nos misères, voilà ce que nous voulons espérer. N’est-ce donc rien que déjà nous puissions jouir, en deçà de la mort, de joies anticipées ? Qu’on nous laisse les fantômes de la nuit plutôt que de nous aveugler de soleil.

Quels arguments pour répondre à qui refuse d’argumenter ? De forts et de faibles l’humanité se compose. Si la vie terrestre est aussi misérable qu’on nous la représente, quelle accusation contre ce Dieu créateur de qui nous voulons attendre une chanceuse réparation du mal qu’il a, lui-même, causé ! En retour, si la loi de l’homme est de penser, de chercher à connaître, tandis que la pathologie de sa faiblesse le condamnerait à se contenter des rêves à peine dégrossis de l’enfance, que chacun suive donc la fortune de son courage. Au-dessus des défaillances inévitables, il y aura des hommes de volonté, des caractères de puissance, pour dominer d’un éclair de conscience l’inexorable inconscience du Cosmos. Et ceux-là seuls vivront d’une noble espérance, qui auront accepté des luttes sans trêve en direction d’un idéal de notre destinée.

Remarquablement, arrive-t-il encore que l’irréductible antinomie des deux impulsions opposées se réalise dans les mêmes esprits, parfois de l’ordre le plus élevé. Il suffit de citer les noms de Pasteur et de Claude Bernard. « Quand je sors de mon laboratoire, aurait dit l’un d’eux, j’entre dans mon oratoire. » Personne ne voudrait contester le génie de Newton. Il n’en est pas moins vrai que cet incomparable savant passa les dix dernières années de sa vie dans le mysticisme le plus déconcertant. L’effort démesuré des plus puissants cerveaux aura toujours des formes de contre-parties. En dépit des poussées individuelles d’atavisme ainsi manifestées, l’élite générale des humains ne pourra tou-