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AU SOIR DE LA PENSÉE

l’absolu. N’est-ce donc pas assez pour notre bref passage, des relativités de la connaissance ?

Comment éviterais-je la question de savoir qui je suis, d’où je viens, où je vais ? Qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce que ces articulations d’un « personnage » aux mouvements de qui tout ce que j’ai de sensations se trouve enchaîné ? Que me veulent ces frémissements dont je tressaille ? Quels rapports de mes propres sursauts aux agitations du dehors ? Où chercher une compréhension de ma vie, prisonnière d’éléments inconnus ? Mourir, est-ce changer de geôle, ou s’évader ?

J’ai vécu de bruit, et voici que j’entends les pas étouffés du silence. Avant de me taire, quelles paroles pour conclure ? Sagesse ou folie de m’exprimer ? Parler avant de comprendre, n’est-ce pas trop souvent le sort commun ? Trop tôt ou trop tard, sera-ce mon alternative, à l’heure où le temps même du regret va m’être retiré ?

Dans le tumulte universel des égoïsmes, aux approches peut-être du désintéressement éternel, pourquoi pas l’adieu d’un témoignage d’expérience, à la façon de ces trophées que vainqueurs et vaincus de l’Hellade élevaient des deux parts sur leurs champs de bataille, pour témoigner en hâte que des volontés en action avaient passé là ? On en peut encore voir la leçon à Chéronée, qui marqua la fin d’une heure incomparable.

À la tombée du soleil, le laboureur se redresse, roidi par le suprême effort de la charrue. Où prendre l’outil de défrichement pour les sillons de l’univers ? En vue de quelles semailles ? Aux fins de quelles moissons ?

Je regarde, et, d’abord, je voudrais tout voir. Je cherche, anxieux des bonnes et des mauvaises rencontres. Je vibre à tous tressaillements qui passent — harcelé d’inconnaissances, ébloui d’étincelles aux rencontres de l’univers visible qui m’échappe et de l’inconnu dont je suis.

L’arche fuyante des nuées allume et éteint tour à tour le regard inquiet de ses astres, phares d’un océan sans rivages dont la sonde n’a pas atteint, n’atteindra pas les profondeurs. Des faisceaux de lumières balayeront l’espace, plus noir quand ils auront passé. Les premiers navigateurs n’ont pas attendu la boussole — devancés par l’esprit d’aventure. Comme le patriarche perdu sur les flots du Déluge, l’interrogant humain donne le vol