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AU SOIR DE LA PENSÉE

proposaient de substituer le gouvernement des idées aux violences de la Divinité déchue ne découvraient rien de mieux que de rendre hommage à d’autres vocables pour l’imprévu maintien des effets condamnés, quand la question était d’agir les « idées », au lieu de les parler.

Sous ce titre : Le Triomphe de la République[1], une gravure en couleur, d’après Boissieu, nous révèle avec une touchante candeur l’idylle rationnaliste de ces temps. Du Sinaï révolutionnaire, le buisson ardent, couronné d’un cartouche où s’inscrivent, dans les éclairs, l’Acte constitutionnel et les Droits de l’Homme, lance des foudres qui vont frapper l’hydre symbolique de toutes les abstractions ennemies dont les représentants tendent hors de la mare infernale des mains désespérées. Cependant, sur des plateaux champêtres, autour de l’abstraction Liberté (réalisée sous la figure d’un arbre paradisiaque) des villageois, les yeux au ciel, dansent joyeusement en rond, imités d’une troupe d’enfants, tandis que d’autres préfèrent le classique déjeuner sur l’herbe, en quoi le réalisme de l’idéologie finit par s’affirmer. Toute la nouveauté était que la Déesse au bonnet phrygien avait remplacé Jahveh. Une révolution, sous les espèces d’un recommencement. Quand vint le temps de faire autre chose que de danser, l’action « humanitaire » ne put que reparaître avec les violences dont l’Église et, par elle, l’État, avaient donné l’enseignement[2]. Les enfants quitteront donc leur ronde pour aller mourir, sous Napoléon, dans les neiges de la Russie, sans même se demander ni pourquoi, ni comment.

On avait voulu délivrer le monde. On n’avait même pas pu se délivrer soi-même des primitives procédures d’intelligence qui avaient immobilisé l’homme dans le culte des entités. Le Triomphe de la République avait changé le nom des idoles. Bientôt, au travers des batailles, une autre idole brutalement personnalisée allait frayer ses voies. Quand l’homme aura fait justice de toutes tonnes d’idolâtries, peut-être se résoudra-t-il à se contenter d’être pleinement lui-même, avec le regret de n’avoir pas commencé par là.

  1. Musée Carnavalet.
  2. Donnons acte aux révolutionnaires de ce que, s’ils ont prodigué la mort, ils ont aboli l’esclavage, et la torture où se complaisait la juridiction de l’Église.