Page:Clausewitz - Théorie de la grande guerre, II.djvu/240

Cette page a été validée par deux contributeurs.
234
la défensive.

simple que peu féconde, il faut le reconnaître, n’a pas satisfait les faiseurs de théorie. Ils ont enchéri sur elle et ont enfin décrété que, sous la dénomination de clefs de pays, il fallait entendre les points qui décident immédiatement de la possession générale d’une contrée.

Lorsque les Russes voulurent pénétrer en Crimée, ils durent tout d’abord se rendre maître de Pérécop et de ses lignes, non pas tant pour se créer un point de passage, puisque Lasey avait deux fois tourné ces lignes en 1737 et 1738, mais bien pour pouvoir s’établir dans la presqu’île avec une sécurité suffisante. Cet exemple fort simple ne jette pas grande clarté sur la question. Mais si l’on pouvait dire que celui qui occupe la contrée où la ville de Langres est située est maître de toute la France jusqu’à Paris, et que, dès lors, il dépend uniquement de lui d’entrer en possession de la totalité de cet État, ce serait tout autre chose évidemment, et cela aurait une grande importance.

D’après la première de ces deux conceptions, on ne peut songer à faire la conquête d’un pays qu’après s’être préalablement emparé du point désigné sous la dénomination de clef de ce pays ; cela est logique et ne blesse en rien le bon sens. D’après la seconde conception, au contraire, de la possession seule du point dénommé clef du pays découle fatalement, immédiatement, ipso facto, la conquête du pays lui-même. Il faut avouer que cette dernière assertion a quelque chose de merveilleux qui dépasse les bornes de l’intelligence humaine et que la magie seule est en mesure de pénétrer. Cette conception a pris naissance, il y a quelque cinquante ans, dans les livres d’art militaire, elle a atteint son apogée à la fin du siècle dernier, et, malgré la force irrésistible et l’infaillibilité avec lesquelles les événements de la guerre, sous la puissante direction de Bonaparte, ont entraîné toutes les convictions, on la