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LA REVUE DE PARIS

plus grand que la découverte de la vaccine. Et le seul triomphe après tout qu’ait eu l’art au XIXe siècle, la seule réalisation complète, malgré ses insuffisances, qu’il ait obtenue et qui nous donne un peu d’espérance pour l’avenir, c’est en Allemagne que ça s’est passé. Comparez le sort de Wagner et celui de Berlioz, son égal en génie, absolument et définitivement étouffé par de noirs imbéciles ! Wagner se joue d’un bout à l’autre de l’Allemagne, quand entendons-nous les Troyens, même sous une forme tronquée et défigurée ? Songez à Baudelaire, à Verlaine, à Mallarmé, et qu’il n’y a pas eu en France au siècle passé un seul artiste original que la coalition que vous connaissez n’ait essayé d’écraser. Même ce pauvre bonhomme à votre droite, que serait-il arrivé s’il lui avait fallu se fier pour vivre à ses seuls talents littéraires ?

À gauche. — N’achevez pas ! Vous me tirez les larmes aux yeux !

À droite. — Songez au cours de quelles années Richard Wagner a poursuivi sa carrière. C’est l’époque de Darwin, de Herbert Spencer et de Haeckel, et de la conquête du monde par le chemin de fer et la machine. Parsifal, est représenté en 1883. C’est l’année où le triomphe matérialiste connaît son apogée. La gloire de Taine et de Renan couvre tout ; notre poésie se consacre à colorier des cartes postales, notre roman est le roman naturaliste. On n’ouvre pas un livre, pas un journal, sans y trouver des attaques et des railleries contre la religion. La rue elle-même est remplie de caricatures immondes. Là-bas, dans sa Russie, Dostoïevsky est profondément ignoré. C’est le moment où seul sur la colline de Bayreuth au-dessus de l’Europe abaissée, au-dessus de l’Allemagne qui se crève d’or et de bonne chère, Richard Wagner confesse le Christ sous sa forme sacramentelle.

À gauche. — C’est admirable !

À droite. — Certainement c’est admirable ! Songez à ce qu’est Richard Wagner, ce fils d’un pauvre acteur, échappé comme un rat d’un égout du sous-sol d’un théâtre, ce chef d’orchestre ambulant, ce bohème, cet out cast, sans formation religieuse, sans éducation morale, dans le pays de Luther et de Kant, livré sans défense à toutes les erreurs, à toutes les passions, mais au-dessous de toutes les paroles il écoute, au-