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souvenir. La fumerie est un vaste vaisseau, vide de toute la hauteur de ses deux étages qui superposent leurs terrasses intérieures. La demeure est remplie d’une fumée bleue, on aspire une odeur de marron brûlé. C’est un parfum profond, puissant, macéré, chargé comme un coup de gong. Fumigation sépulcrale, elle établit entre notre air et le songe une atmosphère moyenne que le client de ces mystères inhale. On voit à travers le brouillard les feux des petites lampes à opium, telles que les âmes des fumeurs qui vont arriver plus nombreux, maintenant il est trop tôt.

Sur d’étroits escabeaux, la tête casquée de fleurs et de perles, vêtues d’amples blouses de soie et de larges pantalons brodés, immobiles et les mains sur les genoux, les prostituées, telles que des bêtes à la foire, attendent dans la rue, dans le pêle-mêle et la poussée des passants. À côté des mères et vêtues comme elles, aussi immobiles, des petites filles sont assises sur le même banc. Derrière, un brûlot de pétrole éclaire l’ouverture de l’escalier.

Je passe, et j’emporte le souvenir d’une vie touffue, naïve, désordonnée, d’une cité à la fois ouverte et remplie, maison unique d’une famille multipliée. Maintenant, j’ai vu la ville d’autrefois, alors que libre de courants généraux l’homme habitait son essaim dans un désordre