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sucre, trépignant sur les rouettes d’or, font monter dans le champ trop vert un lait bleu et blanc pareil à de l’eau de mer.) Et à l’instant dans l’azur se fait place cette jeune face bachique toute enflammée de colère et d’une gaieté surhumaines, l’œil étincelant et cynique, la lèvre tordue par le quolibet et l’invective ! Mais le coup sourd du hachoir dans la viande m’indique assez où je suis, et ces deux bras de femme qui, rouges jusqu’aux coudes d’un sang pareil à du jus de tabac, extraient des paquets d’entrailles du fond de cette grande carcasse nacrée. Un bassin de fer que l’on retourne fulgure. Dans la lumière rose et dorée de l’automne, je vois toute la berge de ce canal dérobé à ma vue garnie de poulies qui retirent des cubes de glace, des pannerées de cochons, de pesants bouquets de bananes, de ruisselants poudingues d’huîtres, et les cylindres de ces poissons comestibles, aussi grands que des requins et luisants comme des porcelaines. J’ai la force encore de noter cette balance alors qu’un pied posé sur le plateau, un poing cramponné à la chaîne de bronze vont basculer le tas monstrueux des pastèques et des potirons et des bottes de cannes à sucre ficelées de lianes d’où jaillissent des fusées de fleurs couleur de bouche. Et relevant soudain le menton, je me retrouve assis sur une marche du perron, la main dans la fourrure de mon chat.