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sans doute à force de ne pas voir de bataille, étaient devenus des yeux tendres et doux, qui regardaient toujours droit devant eux, d’un regard honnête, candide et quelque peu chimérique. Au moral, M. d’Orvilliers était pareil à ses yeux.

Il tendit sa main à son aide de camp, et le regarda avec amour, l’admirant d’être beau, jeune, supérieur par l’intelligence et l’esprit, et, — le bonhomme en était persuadé, — irréprochable dans chacun de ses gestes et dans chacune de ses pensées. Fierce prit la main, répondit par des ellipses à quelques questions paternelles sur sa soirée et sa nuit, puis coupa court aux conseils de ménagements et de prudence en réclamant les ordres pour la journée. M. d’Orvilliers s’assombrit aussitôt beaucoup, et fit entendre à son aide de camp que la situation politique et maritime était grave. De quoi Fierce n’eut cure, connaissant de longue date le pessimisme traditionnel du vieux. — M. d’Orvilliers précisa son dire, parla de l’Angleterre et du Japon, hocha la tête à propos de la politique française d’effacement, et conclut en prédisant une guerre vraisemblablement fatale, laquelle guerre éclaterait avant trois mois.

— « En mars, » observa simplement Fierce. On était à fin décembre.

— « En avril ou en mai, » affirma l’amiral, sérieux. Et il ajouta, toujours doux et paisible, et nullement emphatique : « Pas un d’entre nous n’en reviendra sans doute ; mais à mon âge, la mort est une auberge où, bon gré mal gré, l’on dînera dans la soirée ; peu donc