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heurtées à chaque cahot ; — cependant que Torral et Fierce, froids, les regardaient.

Torral alluma une cigarette, avec des précautions pour ne brûler personne, car on était empilé. Fierce vit une main d’Hélène Liseron qui pendait, abandonnée et molle ; il la prit, la caressa, se pencha pour appuyer sa bouche dans la paume, — puis la laissa aller, et fixa songeusement la cigarette de Torral, tel un petit phare rouge dans la nuit.

La victoria sortit des rues et entra dans le jardin, — ce parc unique sur les trois continents de la planète. Ils frissonnèrent tous les quatre : un parfum asiatique, fleurs, poivre, fauves et encens pourri, montait comme une marée, — et les engloutit. Il n’y avait pas de brise, mais quand même, les feuilles des bambous bruissaient, et cela faisait un son pointu, comme le baiser des deux amants toujours joints. Dans les buissons, derrière les grilles invisibles, les tigres, les panthères, les éléphants, toutes les bêtes prisonnières, mal endormies dans leurs cages, s’ébrouèrent sourdement quand l’attelage passa ; il y eut des souffles rauques et des prunelles phosphorescentes ; les chevaux hennirent et trottèrent plus vite.

Après, ce fut l’arroyo qui borne le Jardin et le pont de briques roses ; l’eau coulait si muette et si noire, que l’arche semblait enjamber du néant. La campagne, au delà, commençait, — avec des villages de canhas indigènes trop basses pour qu’on les vît dans la nuit.

Hélène écarta sa bouche de Raymond pour balbutier trois mots qu’on ne comprit pas. Torral et Fierce