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tout de suite. Dînons ici tous les trois, voulez-vous ? »

Ils dînèrent. Mévil fit servir dans sa chambre, qui ressemblait à son cabinet : c’étaient les mêmes tentures de mousselines, trop longues et trop larges pour les murs, — les mêmes sièges bas, — le même demi-jour tamisé par des lampes couleur de safran. Les boys allaient et venaient sans bruit sur leurs semelles de feutre. La congaï ne parut pas.

Fierce était sombre et Mévil défait. Torral les fouillait l’un et l’autre de ses yeux perçants.

— « Il y a cinq mois, dit-il soudain, nous dînions ensemble pour la première fois, au cercle. Vous vous souvenez ? c’était plus gai que ce soir. Vous étiez des hommes, en ce temps-là ; pas des croque-morts.

— Oui, » fit Mévil.

Il passa plusieurs fois sa main devant ses yeux. Il avait là, gravée sur sa rétine, une vision qui ne s’effaçait pas, — la vision d’une femme debout… — Mais il s’efforça de ne plus voir.

« Oui, répéta-t-il ; mais ce temps-là reviendra. »

Il fit apporter du vin de Syracuse, et commença de boire. Fierce, jadis, aimait ce vin ; il en but aussi.

La gaîté cependant ne venait pas. Ils buvaient silencieux autour de la table ronde ; et le lustre électrique projetait aux murs leurs ombres grandies et immobiles. Les tentures excluaient tout bruit du dehors ; la chambre était muette comme un sépulcre.

Deux bouteilles étaient vides. La face de Mévil, blafarde tout à l’heure, se colorait peu à peu ; mais il