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dehors. Il renonça à la deviner et s’encouragea de raisonnements pratiques. Mlle Abel avait vingt ans ; elle était fille unique, bien élevée, très jolie ; — oui, mais sans dot ; — pourri de dettes, le lieutenant-gouverneur ; — sans dot, et d’une beauté trop originale qui inquiétait et n’attirait pas ; — somme toute, difficile à marier. Lui, Mévil, était jeune, avait sa clientèle, sa réputation, et quelque fortune ; — beau parti, sans conteste. Pourquoi n’accepterait-elle pas ?

Pourquoi ? — Il se regarda dans une glace : il était beau, aussi beau qu’elle. — Il retourna le soir même chez Marthe, — et recula encore, peureusement.

Mais deux jours plus tard, battant le pavé dès le matin, il rencontra Torral, qui rentrait déjeuner.

— « Fierce arrive ce soir avec son Avalanche, dit l’ingénieur. J’ai passé tout à l’heure au Gouvernement : la révolte est finie ; du moins, ils le disent.

— Ah ! fit Mévil, Fierce arrive ? »

Le mariage Fierce-Sylva n’était plus un mystère, les bans venaient d’être publiés.

— « Oui, répéta Torral, Fierce arrive, le pauvre bougre ! Les Sylva sont rentrés hier du cap St-Jacques. À coup sûr, il passera sa soirée en famille. En famille, Fierce ! Ah ! je le croyais plus fort. Enfin, n’en parlons plus. Ce soir, nous deux, dînons-nous ensemble ?

— Je ne sais pas.

— Si tu ne sais pas, c’est oui. Il faut te secouer, mon petit. À huit heures, au cercle, ou un peu plus tôt, rue Catinat. »

Seul, chez lui, Mévil s’assit, la joue sur son poing.