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des voitures l’entraînant, il se retourna pour lui demander s’il avait reçu sa lettre ; Fierce, déjà trop loin, ne comprit pas ; il regardait en avant.

Au bout de l’allée des Poteaux, il y a un petit pont de briques ; la mode veut que les voitures n’aillent pas plus loin, et c’est là qu’on fait demi-tour. Fierce aspirait à cette issue pour quitter la cohue. Au delà, ce serait le plein air, loin de ces hommes vicieux et blasés, loin de ces femmes fardées, en robes molles.

Une main cependant s’appuya sur son bras : le docteur Mévil, à bicyclette, s’était glissé jusqu’à lui, frôlant plusieurs roues, — assez imprudemment. Fierce n’avait pas lu la lettre de Torral ; la mine souffrante du médecin l’étonna : Mévil était couleur de cire, et ses yeux bleus agrandis semblaient ouverts sur du néant ; sa bouche, autrefois rouge et comme saignante de coups de dents féminins, avait pâli jusqu’au rose ; ses moustaches claires de Gaulois décadent se raidissaient mal en dépit du cosmétique. Fierce l’interrogea sur sa santé : il haussa les épaules sans répondre ; mais sa main chercha la main de l’ami pour le remercier.

— « Que deviens-tu ? disait Fierce.

— Rien. »

Ils allèrent un instant côte à côte, silencieux. Hélène Liseron les croisa tout à coup dans sa victoria. Sans doute était-elle réconciliée avec Mévil, car ses lèvres se froncèrent comme pour un baiser ; jamais d’ailleurs elle n’avait su garder longue rancune à personne ; et, reconnaissant Fierce, elle lui tira la langue en riant.