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Les gens s’en étonnaient. Georges Torral semblait mal propre à faire un ami. C’était un ingénieur, un mathématicien saturé de logique et d’exactitude, — un homme entier, brutal et sec, faisant profession d’égoïsme. Les femmes détestaient sa tête trop grosse, son buste noueux et l’ironie malveillante de ses yeux en charbons ardents ; les hommes jalousaient sa lucide intelligence et la supériorité blessante de son savoir et de son talent. Lui méprisait et haïssait indistinctement celles-là et ceux-ci, et ne cachait pas sa haine ni son mépris. Très indépendant dans sa carrière, parce qu’indispensable partout où il passait, il vivait à l’écart de tous, par morgue, et logeait loin de la ville européenne, dans le quartier méridional de Saïgon qui est un quartier de coolies indigènes et de prostituées. — Les coureurs du docteur Mévil, gens élégants et qui ne frayaient pas avec le populaire, manifestaient toujours un dégoût discret en trottant dans ces rues mal famées. Quand même, c’étaient des rues propres et plantées d’arbres, comme toutes les rues de Saïgon, et rien n’y choquait les yeux.

En ce moment, la chaleur du jour déclinait, et Torral, les paupières lourdes d’une sieste trop longue, achevait à la diable un calcul au tableau noir. Il travaillait dans sa fumerie d’opium, — car il fumait un peu, avec mesure, comme il faisait toutes choses, se vantant d’être un homme bien équilibré et rassis.

Le mur du fond était ardoisé, et des hordes d’équations à la craie s’y déployaient en bataille. Debout, et haussant sa taille courte pour atteindre plus haut,