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— J’ai peu d’expérience là-dessus ; mais ce que vous dites me paraît raisonnable.

— Sans nul doute. On initie maintenant les jeunes filles à tout ce que la vie a de plus laid ; mais comment ? par le roman, par le journal, par la rue, par les flirts. Croit-on qu’elles puisent là-dedans une science profitable ? Croit-on que pour s’être bien crottées d’avance, elles sauront mieux marcher dans la boue du chemin ? Ce n’est qu’en forgeant qu’on devient forgeron. On enseigne à ces enfants que le monde ne vit que de calcul ; mais elles n’en sont pas plus habiles pour être moins naïves, et le moment venu, elles calculent mal, et font de sots mariages.

— Et jadis ?

— Jadis, les mamans calculaient pour leurs filles : c’était plus propre et moins niais. Je calculerai pour Sélysette. Parmi ceux qui lui plairont, je tâcherai de deviner le plus sincère et le plus honnête, elle l’épousera sur ma foi, et l’aimera de tout son cœur. Après quoi ils vivront très heureux…

— Sauf…

— Sauf l’imprévu de la vie. Mais que faire ? Elle abordera la grande loterie avec les meilleurs numéros. Si la roue tourne mal, il lui restera sa solide foi de chrétienne, et elle portera toutes les croix, comme j’ai fait.

— Nous recauserons de ces choses, dit l’amiral ; et je vous dirai quelque jour une vieille idée de ma vieille tête… »