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tiers du nord de Saïgon sont percés de grandes voies ombreuses et recueillies, Fierce traversa sans la reconnaître la rue Chasseloup-Laubat, la rue des Ariette ; il goûta seulement la fraîcheur verte des villas toutes cachées parmi des jardins, derrière des grilles en bois ; il n’imagina point qu’une de ces maisonnettes abritait une femme et un sopha qu’il connaissait intimement. Sa songerie était différente.

Il continuait son chemin, dédaignant le spectacle de la rue. Près d’une riche maison indigène, une congaï jeune et jolie, debout sur le seuil et frappant à l’huis, éclata d’un rire aigu pour qu’il la regardât. Mais il passa tête baissée. Saïgon est la meilleure cité qui soit pour y oublier toutes choses : la chaleur excessive et moite y engourdit nos sens, et la poussière rouge des rues y étouffe tous les bruits vivants.

Fierce murmura : « La vie est stupide. » Il agitait beaucoup de pensées confuses, toutes pessimistes. Incontestablement, les gens qu’il hantait, malhonnêtes gens selon la morale conventionnelle, étaient en outre de la plus fatigante monotonie. Monotone aussi, jusqu’à l’écœurement, sa propre existence ; monotones et promptement insipides, les plaisirs dont il essayait de la pimenter. Il répéta, comme tantôt : « Ça ne m’amuse pas. » Il songeait à l’incroyable pauvreté du catalogue des joies humaines : en tout et pour tout, cinq sensations réputées agréables, cinq ! et la meilleure, la sensation tactile — l’amour, — tout entière enfermée dans sa définition médicale : la contact de deux épidermes. Rien de plus, rien de