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« J’habite dans un faubourg ; la chambre où je travaille est située au rez-de-chaussée et accède par quelques marches à un jardinet. Mais la maison est exposée au nord, en plein nord, et, même en été, même à midi, son ombre s’étend sur la moitié de ce petit carré de fleurs. Celles qui sont au fond du jardin, en plein soleil, s’épanouissent et embaument dans l’air attiédi ; mais les autres, les plus proches du mur, que jamais n’atteint un rayon, s’ouvrent à peine et ne donnent qu’un faible parfum.

« Souvent, en me promenant dans l’étroite allée circulaire de mon petit jardin, je jette un regard de compassion sur ces œillets étiolés et sur ces roses maladives — car celles-là sont mes préférées — et, au même moment, les bruits des maisons prochaines, en parvenant jusqu’à moi, me font songer, par une mystérieuse correspondance d’esprit, à certaines existences comparables à ces tristes fleurs. C’est la chanson monotone de l’ouvrière qui tire l’aiguille dans sa chambre haute ; c’est le hoquet de la machine à vapeur voisine où s’agite, dans l’enfer d’une forge, le peuple des artisans ; c’est la cloche du couvent où des femmes innocentes offrent à Dieu leurs souffrances et leurs prières pour ceux qui, comme beaucoup d’entre nous, ne savent ni souffrir ni prier ; c’est enfin le clairon de la caserne où de pauvres paysans, exilés de leurs champs et de leurs vignes, subissent les rigueurs d’une dure discipline en attendant que la guerre éclate, qui les forcera de payer à la patrie le terrible impôt du sang. J’écoute ces bruits mélancoliques, je regarde ces roses languissantes et ma rêverie unit dans une même pitié ces âmes et ces fleurs à qui la destinée n’a pas accordé ce qu’elle semblerait devoir à tous, une place au soleil. »


J’oubliais d’ajouter que, de 1870 à 1871, Coppée fut soldat comme Sully-Prudhomme,