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Le mur d’octroi n’est plus ; le quartier se bâtit.
Mais c’est là que jadis, quand j’étais tout petit,
Mon père me menait, enfant faible et malade,
Par les couchants d’été, faire une promenade.
C’est sur ces boulevards déserts, c’est dans ce lieu
Que cet homme de bien, pur, simple et craignant Dieu,
Qui fut bon comme un saint, naïf comme un poète,
Et qui, bien que très pauvre, eut toujours l’âme en fête.
Au fond d’un bureau sombre après avoir passé
Tout le jour, se croyait assez récompensé
Par la douce chaleur qu’au cœur nous communique
La main d’un dernier né, la main d’un fils unique.
C’est là qu’il me menait. Tous deux nous allions voir
Les longs troupeaux de bœufs marchant vers l’abattoir,
Et quand mes petits pieds étaient assez solides,
Nous poussions quelquefois jusques aux Invalides,
Où, mêlés aux badauds descendus des faubourgs,
Nous suivions la retraite et les petits tambours ;
Et puis, enfin, à l’heure où la lune se lève,
Nous prenions, pour rentrer, la route la plus brève ;
On montait au cinquième étage lentement,
Et j’embrassais alors mes trois sœurs et maman,
Assises et causant auprès d’une bougie.
Eh bien, quand m’abandonne un instant l’énergie,
Quand m’accable par trop le spleen décourageant,
Je retourne tout seul, à l’heure du couchant,
Dans ce quartier paisible où me menait mon père,
Et du cher souvenir toujours le charme opère.
Je songe à ce qu’il fit, cet homme de devoir,
Ce pauvre fier et pur, à ce qu’il dut avoir
De résignation patiente et chrétienne
Pour gagner notre pain, tâche quotidienne,
Et se priver de tout, sans se plaindre jamais.
Au chagrin qui me frappe alors je me soumets,
Et je sens remonter à mes lèvres surprises
Les prières qu’il m’a dans mon enfance apprises.
Je le revois, assez jeune encor, mais voûté