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MADAME ROLAND

Sa mémoire était un sujet d’étonnement pour chacun. Le vieux peintre Guibal, encore en perruque du Grand Siècle, venait alors assez souvent chez les Phlipon. Il avait conclu avec la petite Manon un singulier marché. Il lui faisait des contes comme celui de Tanger « dont le nez était si long qu’il était obligé de l’entortiller autour de son bras quand il voulait marcher », mais c’était à la condition que la jeune écouteuse réciterait ensuite, pour l’ébahissement du vieil homme, le symbole de saint Athanase tout au long.

M. Garat, curé de Saint-Barthélemi, avait tout de suite été très fier de cette paroissienne de sept ans qui, à une question sur le nombre des esprits dans la hiérarchie céleste, avait énuméré avec une imperturbable certitude, les Anges, les Archanges, les Trônes et les Dominations.


Mme Phlipon sortait deux fois par semaine avec l’enfant. Le dimanche, après la messe, elle la conduisait chez Mme Bimont, sa mère, qui était tombée en enfance. La pauvre femme faisait peur à la petite, qui aurait bien voulu se sauver. En revanche, elle aimait beaucoup son autre grand’mère, Mme Phlipon, courte, rebondie et toujours de bonne humeur. M. et Mme Besnard, oncle et tante de Phlipon, régisseurs du fermier général Haudry, faisaient un bon ménage qui, n’ayant pas d’enfants, devait laisser son bien à la petite-nièce. Enfin, Mme Desportes, une cousine bijoutière qui avait de la tête, et Mme Trude, une sémillante personne au pouvoir d’un mari brutal, achevaient, avec le curé Bimont, le tableau de la famille.

Le curé Bimont, le « petit oncle » des Mémoires, était un jeune frère de Mme Phlipon. Parmi ces figures de bonnes gens bien effacés, il se distinguait avec un relief particulier au dix-huitième siècle. C’était un jeune prébendier, de joli visage, qui souriait à sa vie plaisante et portait le camail avec grâce. Son indulgence pouvait aller, comme on verra, jusqu’à la facilité. Lorsqu’il fut, plus tard, nommé chanoine à Vincennes, il vécut, sans aucune ambition ecclésiastique, dans l’agréable canonicat où il tenait toujours prête la chambre de cette grande nièce qui, de temps en temps, lui arrivait de Paris tout en pleurs,