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être épicuriens l’aient compris à l’instant même, puisque vos sages prouvent à merveille que, pour devenir philosophe, on n’a que faire d’être savant ? Aussi, comme nos ancêtres tirèrent Cincinnatus[1] de la charrue pour le faire dictateur, de même, vous, vous ramassez dans tous les bourgs de braves gens sans doute, mais qui ne savent rien. Ces gens-là entendront donc ce qu’Épicure dit : moi je ne l’entendrai pas ? Pour vous montrer que je l’entends, je vous dis encore une fois que volupté, dans notre langue, est la même chose que ce qu’Épicure appelle ήόονή. Quelquefois nous sommes en peine de trouver chez nous un mot qui rende parfaitement un mot grec ; ici, point d’incertitude. Il n’y a aucun terme en latin qui puisse mieux répondre au terme grec que celui de volupté[2].

Tous ceux qui parlent latin ont coutume d’entendre deux choses par ce mot : une grande joie dans l’esprit, une sensation agréable dans le corps. Ainsi, dans Trabéa[3], ce jeune homme appelle du nom de joie une extrême volupté d’esprit ; de même que cet autre dans Cécilius, qui s’écrie qu’il est joyeux de toutes les joies[4]. Il y a cependant cette différence, que la volupté se dit même par rapport à l’esprit ; chose vicieuse, selon les stoïciens, qui, parlant de cette volupté, la définissent un transport sans raison de l’âme qui croit jouir d’un grand bien[5] : mais, pour ce qui est des mots de joie et de gaieté, ils ne se disent point proprement du corps ; tandis que, de l’aveu de tous ceux qui parlent bien, la volupté se dit du plaisir qui est excité par quelque sensation

  1. V. ce récit dans Tite-Live, III, et Valère Maxime, IV.
  2. C’était la faute de la langue latine.
  3. Trabéa, vieux poëte comique, Le vers auquel Cicéron fait ici allusion est cité presque tout entier dans les Tusculanes (iv, 35) : « Ille qui voluptatem animi nimiam summum esse errorem arbitratur. »
  4. « Omnibus lætitiis letum. » Ce fragment de vers est d’une comédie de Cécilius. (V. Pro Cæl., c. 16.)
  5. « Sublationem animi sine ratione, opinantis se magno bono frui. » Une définition semblable se trouve dans les Tusculanes, IV, 13 : « Sine ratione animi elationem. » V. Diog. L., VII, 114 : Ἡδονὴ δέ ἐστιν ἄλογος ἔπαρσισς ἐφ' αἱρετῷ δοκοῦντι ὑπάρχειν. — Cette joie des sens, qui consiste en une sorte de transport où l’imagination (φαντασία) et l’opinion (δόξα) sont tout, et où la raison n’a point de part (ἄλογος), était rejetée par les stoïciens comme indigne de l’homme ; elle est acceptée par les épicuriens comme le bien suprême.