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qu’il faut éviter l’ignorance et la folie à cause des maux qu’elles entraînent avec elles[1] ?

Je dirai par la même raison qu’il ne faut point rechercher la tempérance pour elle-même, mais pour le calme qu’elle apporte dans les esprits, en les mettant dans une assiette douce et tranquille : car j’appelle tempérance cette vertu qui nous avertit qu’il faut suivre la raison dans les choses qui sont à rechercher ou à fuir[2]. Et ce n’est pas assez qu’elle nous fasse juger ce qu’on doit faire ou ne pas faire ; il faut de plus savoir s’en tenir à ce qu’on a jugé[3]. Mais combien y a-t-il de gens qui, ne pouvant demeurer fermes dans aucune résolution, et séduits par quelque apparence de volupté, se livrent de telle sorte à leurs passions, qu’ils s’y laissent emporter sans prendre garde à ce qui leur en peut arriver ! Et de là vient que, pour une volupté médiocre, peu nécessaire, et dont ils auraient pu se passer facilement, non-seulement ils tombent dans de grandes maladies, dans l’infortune et dans l’opprobre, mais souvent même ils en sont punis par les lois[4]. Mais ceux qui ne veulent de la volupté qu’autant qu’elle ne peut avoir de suites funestes, et qui sont assez fermes dans leur sentiment pour ne point se laisser emporter ou plaisir dans les choses dont ils ont une fois jugé devoir s’abstenir, ceux-là trouvent une grande volupté[5] en méprisant la volupté même. Ils savent aussi quelquefois souffrir une douleur médiocre, pour en éviter une plus grande ; d’où

  1. On voit comment l’épicurisme, plaçant le souverain bien et la fin de l’homme dans la sensibilité, se trouve peu à peu forcé, pour atteindre cette fin même, de travailler au perfectionnement de l’intelligence. Epicure vante la science et la sagesse, blâme et rejette l’ignorance. Voir, dans les Extraits d’Epicure, l’éloge de la philosophie.
  2. Voici la constance stoïque déduite de la tempérance épicurienne ; la ϰαρτερία devient un moyen en vue de l’ήόονή.
  3. La tempérance est la vertu principale dans toute morale fondée sur l’utilité. C’est en effet cette vertu qui sépare essentiellement l’utilitarisme de la morale du plaisir.
  4. Ainsi la vertu de tempérance n’est pas autre chose pour Epicure que l’art pratique d’échapper à trois grandes sanctions : sanction naturelle (maladie et souffrance), sanction de l’opinion (opprobre) ; sanction légale (châtiment). Cette vertu repose en réalité sur la crainte.
  5. Volupté singulière : en quoi peut-elle consister, puisque Epicure supprime par hypothèse tout sentiment moral ?