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la société ou à la nécessité des affaires, souvent il faut faire divorce avec la volupté, et ne se point refuser à la peine. La règle que suit en cela un homme sage, c’est de renoncer à de légères voluptés pour en avoir de plus grandes, et de savoir supporter des douleurs légères pour en éviter de plus fâcheuses.

Qui m’empêchera, moi dont c’est là le système, de rapporter à ces principes tout ce que vous avez dit des Torquatus, mes ancêtres ? Et ne croyez pas qu’en les louant comme vous avez fait, avec tant de marques d’amitié pour moi, vous m’ayez séduit, ni que vous m’ayez rendu moins disposé à vous réfuter. Comment, je vous prie, interprétez-vous ce qu’ils ont fait ? Quoi ! vous êtes persuadé que, sans songer à l’utilité et à l’avantage qui pourrait leur en revenir, ils se soient jetés au travers des ennemis, et qu’ils aient sévi contre leur propre sang ! Les bêtes même, dans leur plus grande impétuosité, ne font rien sans qu’on puisse connaître pourquoi elles le font, et vous croirez que de si grands hommes ont fait de si grandes choses sans motif !

Nous examinerons bientôt quelle peut en avoir été la cause : en attendant, je croirai que, s’ils ont eu en cela quelque objet, la vertu seule n’est point ce qui les a portés à ces actions vraiment éclatantes. Le premier Torquatus alla hardiment arracher le collier à l’ennemi ; mais il se couvrit en même temps de son bouclier, pour n’être pas tué : il s’exposa à un grand péril, mais à la vue de toute l’armée. Et quel a été le prix de cette action ? La gloire, l’amour de ses concitoyens, gages les plus assurés d’une vie calme et tranquille. Il condamna son fils à la mort : si ce fut sans motif, je voudrais n’être pas descendu d’un homme si dur et si cruel ; si ce fut pour établir la discipline militaire aux dépens des sentiments de la nature, et pour contenir les troupes, par cet exemple, dans une guerre dangereuse, il pourvut par là au salut de ses concitoyens, d’où il savait que le sien devait dépendre.