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sont comptés, et, l’heure fatale venue, il faut partir sans délai, D’ailleurs, en vivant plus longtemps, nous serions toujours habitants de la même terre, et la nature n’inventera pas pour nous de nouveaux plaisirs. Mais le bien qu’on n’a pas paraît toujours le bien suprême. En jouit-on, c’est pour soupirer après un autre ; et les désirs, en se succédant, entretiennent dans l’âme la soif de la vie. Ajoutez l’incertitude de l’avenir et du sort que l’âge futur nous prépare.

Au reste, la durée de votre vie ne sera pas retranchée de celle de votre mort ; vous n’en serez pas moins de temps victimes du trépas. Quand même vous verriez la révolution de plusieurs siècles, il vous restera toujours une mort éternelle à attendre, et celui que la terre vient de recevoir ne sera pas moins longtemps mort que celui dont elle enferme les dépouilles depuis un grand nombre d’années.

XXXVII
L’AMERTUME DE LA PHILOSOPRIE ADOUCIE PAR LA POÉSIE[1].

Ce sont les lieux les moins fréquentés du Pinde que je me plais à parcourir ; je n’y rencontre aucun vestige qui guide mes pas : j’aime à puiser dans des sources inconnues, j’aime à cueillir des fleurs nouvelles, et à ceindre ma tête d’une couronne brillante dont les Muses n’ont encore paré le front d’aucun poëte : d’abord parce que j’enseigne aux hommes des vérités importantes, et que j’affranchis leurs esprits du joug de la superstition ; ensuite parce que je répands la lumière sur les matières les plus obscures, et les fleurs de la poésie sur la philosophie. Et ce n’est pas sans raison ; comme les médecins, pour engager les enfants à boire la liqueur repoussante de l’absinthe, dorent d’un miel pur les bords de la coupe, afin que leurs lèvres, séduites par cette douceur trompeuse, avalent sans défiance le breuvage amer, trahison salutaire qui leur rend la vigueur de la santé ; de même, cette philosophie que je traite paraissant triste et austère à ceux pour qui elle est nouvelle, et rebutante pour le commun des hommes, j’ai choisi le langage des Muses pour exposer ma doctrine, j’ai tâché de l’adoucir avec le miel de la poésie,

  1. Lucrèce, De nat. rer., l. VI, v. 1, sqq. (Trad. Lagrange, revue par M. Blanchet.)