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son cadavre ? En effet, en considérant le nombre infini des siècles passés et l’étonnante variété des mouvements de la matière, on concevra aisément que les atomes se sont trouvés plus d’une fois arrangés comme ils sont aujourd’hui ; mais il est impossible que la mémoire nous en instruise, parce que, pendant la longue pause de notre vie, les principes de nos âmes se sont égarés dans des mouvements tout à fait étrangers à la sensibilité.

On n’a rien à craindre du malheur, si l’on n’existe dans le temps où il pourrait se faire sentir. Mais puisque la mort, faisant disparaître l’homme sur qui pourraient fondre les maux auxquels nous sommes exposés, l’empêche d’exister auparavant, il est clair qu’il n’a rien à redouter. Ce qui n’existe pas ne saurait être malheureux, et celui qu’une mort éternelle a délivré de la vie n’est-il pas au même état que s’il ne fût jamais né ?

Ainsi quand tu entends un homme se plaindre du sort qui le condamne à servir de pâture aux vers, aux flammes, aux bêtes féroces, sois sûr qu’il n’est pas de bonne foi, et que son cœur est, sans qu’il le sache, le jouet de quelque secrète inquiétude ; à l’entendre, il ne doute pas que la mort n’éteigne en lui le sentiment. Mais il ne tient point sa parole : il ne peut se faire mourir tout entier, et, à son insu, il laisse toujours subsister une partie de son être. Quand il se représente pendant la vie que son cadavre sera déchiré par les monstres et les oiseaux carnassiers, il déplore son malheur : c’est qu’il ne se dépouille point de lui-même, il ne se détache point de ce corps que la mort a terrassé ; il croit que c’est encore lui, et, debout à ses côtés, il l’anime encore de sa sensibilité, Voilà pourquoi il s’indigne d’être né mortel : il ne voit pas que la vraie mort ne laissera pas subsister un autre lui-même, un être vivant, pour gémir de sa mot, pour pleurer debout sur son cadavre étendu, pour être déchiré par les bêtes et consumé par la douleur. Car si une des horreurs de la mort est de servir d’aliment aux hôtes des bois, je ne vois pas qu’il soit moins douloureux d’être consumé par les flammes, d’être étouffé par le miel ou transi de froid dans un tombeau de marbre, ou d’être écrasé sous le poids de la terre.

« Mais, dis-tu, cette famille dont je faisais le bonheur, cette épouse vertueuse, ces enfants chéris qui volaient au--