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autrement errant sur les rives de l’Achéron, et c’est ainsi que les peintres et les poëtes anciens lui ont donné des sens. Mais l’âme ne peut, sans corps, avoir des yeux, un nez, des mains, comme la langue et les oreilles ne peuvent, sans âme, sentir ni exister.

Si l’âme est immortelle, si elle s’insinue dans le corps au moment qu’il naît, pourquoi ne pouvons-nous nous rappeler notre vie passée[1] ? Pourquoi ne conservons-nous aucune trace de nos anciennes actions ? Si ses facultés sont si fort altérées qu’elle ait entièrement perdu le souvenir des événements précédents, cet état diffère, ce me semble, bien peu de celui de la mort. Avouons donc que les âmes d’autrefois sont mortes, et que celles d’aujourd’hui sont d’une nouvelle formation.

D’ailleurs, si l’âme s’insinuait en nous lorsque, après la formation du corps, nous mettons, pour ainsi dire, le pied sur le seuil de la vie, on ne la verrait pas croitre avec les membres dans le sang même. Comme l’oiseau prisonnier dans sa cage, elle vivrait pour elle seule, indépendante du corps qu’elle anime. Répétons-le donc sans cesse : les âmes ne sont ni exemples d’origine, ni affranchies des lois du trépas.

Est-il croyable, en effet, qu’une substance étrangère eût pu se lier aussi intimement que nous le voyons à nos organes, se répandre dans nos veines, nos nerfs, nos viscères et nos os, et communiquer du sentiment aux dents même, qui, outre leurs maladies propres, sont encore blessées par l’impression de l’eau glacée et par le froissement imprévu d’un os ? Etant aussi étroitement unie à la machine, l’âme ne peut, sans une dissolution totale, se dégager des nerfs, des os, des articulations. Si tu regardes les âmes comme autant de substances étrangères qui se sont jointes à leurs corps, tu ne peux cependant te dispenser de répondre à une question : chacune de ces âmes choisit-elle les germes qu’elle veut animer, pour y construire sa demeure, ou sont-elles reçues dans des organes déjà formés ? On ne voit pas pourquoi elles se tourmenteraient à se bâtir une prison, elles qui, sans organes, volent à l’abri des maladies, du froid, de la faim, de tous les maux qui sont le partage du corps, et que l’âme ne

  1. Platon faisait au contraire de la « réminiscence » un argument en faveur de l’immortalité. V. le Phédon.