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ne souffre point qu’on change l’ordre, qu’on accroisse ou qu’on diminue le nombre de ses éléments, parce que tout être qui franchit les bornes de son essence par quelque changement cesse aussitôt d’être ce qu’il était. Ainsi ce que l’âme éprouve, soit dans la maladie, soit dans la convalescence, doit nous convaincre qu’elle est mortelle : ainsi la vérité heurte de front l’erreur, lui interdit tout subterfuge, et, par des raisonnements sans réplique, triomphe de ses vains sophismes.

Enfin, nous voyons quelquefois des hommes s’éteindre par degrés, et leurs membres perdre l’un après l’autre le sentiment : d’abord les ongles et les doigts des pieds deviennent livides ; ensuite la mort gagne les pieds, les jambes, et laisse ses traces sur toutes les autres parties qu’elle parcourt successivement. Puisque l’âme est alors divisée et n’existe pas tout entière à la fois, nous devons la regarder comme mortelle[1].

D’ailleurs, l’âme étant une partie du corps, y occupant une place déterminée[2], comme les oreilles, les yeux et les autres sens qui gouvernent nos actions, puisque la main, l’œil et le nez, séparés du corps, ne peuvent ni sentir ni exister, mais se corrompent en peu de temps, l’âme ne peut vivre non plus sans le corps, qui en est le vaisseau et même quelque chose de plus intime, puisqu’il ne forme qu’une seule substance avec elle.

Enfin le corps et l’âme ne doivent qu’à leur union leur existence et leur conservation. L’âme, séparée du corps, est incapable de produire toute seule les mouvements de la vie ; et le corps, privé de son âme, ne peut ni subsister ni user de ses organes. L’œil, arraché de son orbite, et séparé du corps, ne voit plus les objets ; de même l’esprit et l’âme ne peuvent rien par eux-mêmes : c’est que leurs éléments, disséminés parmi les veines, les viscères, les nerfs et les os, et retenus par le corps entier, ne peuvent s’écarter à de grandes distances ; et cet obstacle qui les retient facilite les mouvements de la vie, qui ne peuvent plus avoir lieu lorsque, après la retraite de l’âme, ses principes ne sont plus de même assujettis dans l’atmosphère. En effet, l’air pourrait

  1. Lucrèce confond ici ce qu’il distinguait lui-même tout à l’heure, l’animus et l’anima.
  2. Le cœur, d’après Épicure et Lucrèce.