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membres lors même que l’harmonie en est troublée, considère qu’après la perte d’une partie du corps la vie continue d’animer notre corps ; elle fuit au contraire de nos veines, elle abandonne la machine sitôt que celle-ci a été privée de quelques particules de chaleur, et qu’un peu d’air est sorti par la bouche ; de là tu peux conclure que toutes les parties de nos corps n’y jouent pas le même rôle, ne sont pas également essentielles à notre conservation, que la chaleur et l’air sont les principaux soutiens de la vie, les derniers éléments qui se retirent de nos membres mourants.

Puisque nous avons prouvé que l’esprit et l’âme font partie de nos corps[1], rends aux Grecs leur mot d’harmonie, qu’ils ont emprunté sans doute aux bois du mélodieux Hélicon ou de quelque autre endroit pour les transporter dans les sujets où il leur était nécessaire. Qu’ils le gardent pour eux ; mais toi, suis le fil de mes raisonnements.

Je dis que l’esprit (animus, mens) et l’âme (anima)[2] sont étroitement unis et forment une même substance ; mais le jugement est, pour ainsi dire, le chef : c’est lui qui commande au corps, sous les noms d’esprit et d’intelligence ; il habite au centre de la poitrine. C’est là en effet que palpitent la crainte et la terreur, là que tressaille le plaisir : c’est donc là le siége de la sensibilité. L’âme, substance subalterne répandue dans tout le reste du corps, attend pour se mouvoir le signal de l’esprit : l’esprit seul a le privilége de s’entretenir avec lui-même, de jouir de son être dans les moments où l’âme et le corps n’éprouvent aucune impression. Et de même que la tète ou l’œil peut ressentir une douteur particulière sans que le corps entier en soit affecté, ainsi l’esprit est souvent abattu par le chagrin ou animé par la joie, sans que l’âme change sa manière d’être dans nos membres. Mais quand l’esprit est saisi d’une crainte plus violente, nous voyons aussitôt l’âme entière y prendre part, le corps se couvrir de sueur et pâlir, la langue bégayer, la voix s’é-

  1. Lucrèce a prouvé simplement que l’âme n’est pas l’harmonie résultant du corps ; il n’a point prouvé contre Platon que l’âme ne soit pas le principe indépendant qui communique au corps même son harmonie.
  2. L’âme ou plutôt le souffle de vie (anima) que Lucrèce distingue ici de l’esprit proprement dit, est analogue au principe vital de quelques philosophes modernes.