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tomberont elles-mêmes en ruine et deviendront la proie de la corruption. Car tous les corps ont besoin d’être réparés et renouvelés par des aliments, des sucs nourriciers, qui soutiennent l’édifice entier de la machine. Mais ce mécanisme ne peut durer éternellement, parce que ni les canaux nourriciers ne sont toujours en état de recevoir autant de substance qu’il en faudrait, ni la nature ne peut fournir sans cesse aux réparations. En effet, notre monde est déjà sur son déclin ; la terre épuisée n’enfante plus qu’avec peine de chétifs animaux, elle dont le sein fécond créa jadis toutes les espèces vivantes et construisit les flancs robustes des bêtes féroces. Car je ne crois pas qu’une chaîne d’or ait fait descendre les animaux du ciel dans nos plaines, ni qu’ils aient été produits par les flots qui se brisent contre les rochers : la même terre qui les nourrit aujourd’hui leur donna la naissance autrefois. C’est elle qui créa pour les mortels et qui leur offrit d’elle-même les humides pâturages, les moissons jaunissantes et les riants vignobles. A peine accorde-t-elle aujourd’hui ces mêmes productions aux efforts de nos bras : le taureau maigrit sous notre joug, le cultivateur s’épuise à la charrue, les mines produisent à peine assez de fer pour déchirer le sol, et la récolte va toujours en diminuant, comme la fatigue en augmentant. Le vieux laboureur, secouant sa tête chauve, raconte en soupirant combien de fois ses pénibles travaux ont été frustrés ; il compare le temps passé avec le présent, il envie le sort de ses pères ; il parle sans cesse de ces siècles fortunés où l’homme, plein de respect pour les dieux, vivait plus heureux avec moins de terres, el recueillait des moissons abondantes de son modique héritage : il ne voit pas que tous les corps vont en dépérissant, et que le temps est l’écueil fatal où tous les êtres font naufrage.

Si ces vérités sont bien gravées dans ton esprit, la nature devient libre, elle secoue le joug de ses maîtres superbes et gouverne elle-même son empire sans en répondre aux dieux, les dieux, dont la vie sereine coule paisiblement dans un calme éternel ! Qui d’entre eux donne des lois à l’univers et tient dans ses mains les rênes du grand tout ? Qui d’entre eux fait rouler à la fois tous les cieux, verse sur la terre les influences des astres, et suffit en tout temps à tous les besoins particuliers ?