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L’ÉPICURISME DANS LUCRÈCE
I
INVOCATION À VÉNUS[1]

Mère des Romains, charme des hommes et des dieux, ô Vénus ! ô déesse bienfaisante ! du haut de la voûte étoilée, tu répands la fécondité sur les mers qui portent les navires, sur les terres qui donnent les moissons : c’est par toi que les animaux de toute espèce prennent la vie et ouvrent les yeux à la lumière. Tu parais, et les vents s’enfuient, les nuages sont dissipés, la terre déploie la variété de ses tapis de fleurs,

  1. “ Comment se fait-il que le poëme de Lucrèce, de cet ardent incrédule, s’ouvre par un hymne adressé à une divinité ? L’invocation à Vénus n’est-elle donc qu’un de ces ornements convenus qui, dans l’antiquité, décorent le fronton des grands monuments poétiques ? S’agit-il ici d’une de ces prières banales imposées par un usage littéraire, et que le poëte prononce au plus vite comme pour s’acquitter d’une obligation gênante ? Non, Virgile dans son épopée nationale, Horace dans ses transports lyriques, n’ont jamais été entraînés par une inspiration si puissante et si naturelle. C’est avec toute la fougue et la grâce du génie amoureux de son entreprise que Lucrèce entonne cet hymne, le plus beau qui soit sorti de la bouche d’un païen.

    “ On s’est étonné plus d’une fois qu’un philosophe qui n’écrit que pour renverser les croyances établies ait placé au commencement de son hardi poëme une prière qu’on ne peut concilier avec son impiété. Les uns y ont vu une contradiction, d’autres une concession habile faite aux superstitions populaires, d’autres enfin une défaillance de l’incrédulité. Ce serait, selon nous, méconnaître la grandeur simple de cette poésie que d’y voir une inconséquence, une ruse ou une faiblesse.

    “ Lucrèce pouvait, sans être infidèle à sa doctrine, invoquer poétiquement Vénus, puisqu’elle représente à ses yeux la grande loi de la génération, la puissance féconde de la nature, qui propage et conserve la vie dans le monde. Cette Vénus universelle, Lucrèce pouvait la chanter sans se démentir, puisque dans tout le poëme elle sera l’objet de son culte philosophique. Le poëte physicien ne faisait que proclamer en commençant un des principes les plus importants de son système, et pour peu qu’on veuille soulever le voile de l’allégorie et chercher le sens caché de cette personnification divine, on verra que ces belles images empruntées au culte national recouvrent une profession de foi et un dogme fondamental de la philosophie épicurienne. ” (M. Martha, le Poëme de Lucrèce, p. 61.)