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elle est plus vive ; et c’est ainsi, selon vous, qu’on a plus de plaisir à féliciter un autre qu’à jouir soi-même[1]. Mais, en voulant faire votre sage heureux par l’avantage que vous lui donnez d’avoir des voluptés d’esprit plus vives en tout que celles lu corps, vous ne prenez pas garde à une chose : c’est que par là vous lui donnez aussi des peines d’esprit bien plus grandes que toutes celles du corps[2] ; et qu’ainsi, de toute nécessité, vous rendez quelquefois très-misérable celui que vous voulez rendre toujours heureux : bonheur impossible, tant que vous rapporterez tout à la volupté et à la douleur.

Il faut donc, Torquatus, chercher quelque autre souverain bien pour l’homme, et laisser la volupté aux bêtes, dont vous invoquez ici le témoignage. La nature même, en les portant à faire beaucoup de choses pénibles, comme de mettre au monde et d’élever leurs petits, ne montre-t-elle pas qu’elle leur a proposé quelque autre chose que la seule volupté ? Quelques-unes se plaisent aux courses, aux voyages. Il y en a qui volent toujours par bandes, et qui imitent en quelque façon nos sociétés. D’autres nous laissent voir des traces de piété, de connaissance, de mémoire, et même de discipline. Les bêtes auront donc en elles des images de la vertu humaine, distinctes de la volupté : et il n’y aura de vertu dans les hommes que pour l’amour de la volupté ! et nous croirons que l’homme, si supérieur à tout le reste des animaux, n’a reçu de la nature aucun avantage qui n’appartienne qu’à lui !


  1. C’est pourtant un fait psychologique qui peut parfaitement se produire. L’argument est ingénieux, mais ne prouve guère.
  2. Epicure y prenait bien garde ; mais, selon lui, il dépend du sage d’écarter tonte peine de l’âme.