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apprend que le sage est assez riche des seuls biens de la nature, qui sont toujours sous notre main. Soit, et je pense comme lui ; mais voici encore une contradiction. Il soutient qu’il n’y a pas moins de volupté à se nourrir des choses les plus viles, et à ne boire que de l’eau, qu’à jouir de tout le luxe de la table[1]. S’il disait que, pour vivre heureusement, il n’importe pas de quoi on vive, j’en serais d’accord ; et je le louerais même, car il dirait vrai. Et quand Socrate, qui ne faisait nul cas de la volupté, dit que le meilleur assaisonnement du boire et du manger est la soif et la faim, je l’écoute[2] ; mais je n’écoute pas un homme qui, rapportant tout à la volupté, parle comme Pison Frugi[3] et vit comme Gallonius[4], car je ne puis croire qu’il exprime sa véritable pensée.

Il dit que les biens de la nature sont sous notre main, parce

  1. V. les Extraits d’Épicure.
  2. C’était une des paroles familières à Socrate, V. les Mémorables, I, 3 : « Socrate ne prenait de nourriture qu’autant qu’il en pouvait prendre avec plaisir ; et quand il se mettait à manger, l’appétit lui servait d’assaisonnement ; toute boisson lui était agréable, parce qu’il ne buvait pas sans avoir soif. » « Le sophiste Antiphon vint un jour le voir, et lui parla ainsi : « Je croyais, Socrate, que ceux qui professent la philosophie devaient être plus heureux ; mais il me semble que vous tirez de la sagesse un parti tout contraire. À la manière dont vous vivez, un esclave traité comme vous ne resterait pas chez son maître. Vous faites votre nourriture des mets les plus grossiers et des plus viles boissons. C’est peu d’être couvert d’un méchant manteau qui vous sert hiver comme été ; vous n’avez ni chaussure ni tunique. De plus, vous refusez de l’argent. — Antiphon, répondit Socrate, vous me paraissez croire que je vis bien tristement, et, j’en suis sûr, vous aimeriez mieux mourir que de vivre comme moi. Voyons donc ce que vous trouvez de si dur dans ma façon de vivre… Vous méprisez mes aliments ; sont-ils moins salubres que les vôtres, moins nourrissants, plus difficiles à trouver, plus rares ct plus chers ? ou bien enfin les mets que l’on vous assaisonne sont-ils plus agréables à votre palais que ceux que je me procure ? Ignorez-vous qu’avec un bon appétit on n’a pas besoin d’assaisonnement ? » (Mémorables, I. 6.) « Un autre se plaignait d’éprouver du dégoût à table : — Acumène, lui dit-il enseigne un bon remède à ce mal. — Lequel ? — C’est de manger peu ; les mets en paraissent plus agréables ; on dépense moins, et l’on se porte mieux. » (ibid., III, 122.)
  3. Calpurnius Pison, surnommé Frugi à cause de sa sobriété proverbiale. (V. Tusc., III, 20).
  4. Épicure vivait-il comme Gallonius ? (V. ch. VIII, 24.)