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CICÉRON

n’est-ce point un obstacle au bonheur ? Peut-être qu’au fond cette estime du public et cette gloire tant désirée nous valent plus de peine que de plaisir. Je trouve bien de la petitesse dans notre Démosthène, de s’être senti chatouillé par ce discours d’une porteuse d’eau, qui disait tout bas à une autre : « Voilà ce fameux Démosthène. » Qu’y a-t-il de plus petit ? Et cependant, le grand orateur ! Mais il avait plus appris à parler aux autres qu’à se parler intérieurement. On ne doit, à mon avis, ni rechercher la gloire pour elle-même, ni craindre l’obscurité. « Je suis venu à Athènes, dit un jour Démocrite, et je n’y ai été connu de personne. » Quelle grandeur d’âme, de mettre sa gloire à mépriser la vaine gloire ! Un joueur d’instruments n’a que son goût à consulter dans tout ce qui regarde sa profession : et le sage, dont l’art est supérieur de beaucoup, se conformera, non à ses propres sentiments, mais aux idées du vulgaire ? Quelle plus grande folie, que de respecter en gros la multitude, tandis qu’on méprise les particuliers en détail, comme des mercenaires et sens sans connaissance ? Un homme sage doit se moquer de nos brigues ambitieuses, et il refusera même les honneurs que le peuple ira lui offrir : au lieu que nous, pour nous détromper à cet égard, nous attendons qu’une funeste, expérience nous ait ouvert les yeux. Héraclite le philosophe disait que tous les Éphésiens méritaient la mort, parce qu’en exilant de leur ville Kermodore, le premier de leurs citoyens, ils avaient fait ce règlement : « Qu’aucun d’Éphèse ne se distingue par-dessus les autres. Si quelqu’un se trouve dans ce cas, qu’il aille habiter d’autres terres. » Mais le même abus ne règne-t-il pas chez tous les peuples ? Où ne hait-on pas la supériorité trop éclatante de la vertu ? Je n’en veux pour preuve qu’Aristide, qui fut exilé de sa patrie, parce qu’il était un juge incorruptible. Car j’aime mieux prendre de pareils exemples chez les Grecs que chez nous. C’est donc s’épargner d’étranges chagrins que de n’avoir rien à démêler avec le peuple. Et qu’y a-t-il de plus doux qu’un loisir consacré aux lettres, je veux dire qu’on emploie à souder les grandeurs infinies de la nature, et à bien connaître le ciel, la terre, les mers ?

XXXVII. Parvenus au mépris des honneurs et des richesses, que nous restera-t-il à craindre ? Sera-ce l’exil, qu’on met au rang des plus grands maux ? Mais si ce n’est un mal que parce qu’il prouve qu’on a déplu au peuple, je viens de montrer le peu de cas qu’on doit faire de ses bonnes grâces. Et si le mal consiste à être hors de sa patrie, nos provinces sont pleines de malheureux, car la plupart de ceux qui s’y établissent, ne revoient guère le lieu de leur naissance. Mais, direz-vous, les exilés sont dépouillés de leurs biens. Qu’importe, si la pauvreté, comme nous avons vu, est facile à supporter. Que si l’on s’arrête maintenant à la chose même, et non au terme qui présente l’idée d’une sorte d’ignominie, l’exil diffère-t-il fort d’un long voyage ? Les plus fameux philosophes, Xénocrate, Crantor, Arcésilas, Lacyde, Aristote, Théophraste, Zénon, Cléanthe, Chrysippe, Antipater, Carnéade, Panétius, Clitomaque, Philon, Antiochus, Posidonius, une infinité d’autres ont passé leur vie à voyager, et une fois sortis de leur patrie, n’y sont jamais rentrés. D’ailleurs, de quelle ignominie peut être accompagné l’exil du sage, qui fait l’objet de ce