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TUSCULANES, LIV. V.

aucun, non pas même notre ami Aquinius, qui ne trouvât ses vers excellents, et qui ne crût pouvoir dire :

Ami, tu prises tes écrits ;
Mais les miens ont aussi leur prix.

Revenons à Denys. Il s’était comme interdit lui-même tous les agréments d’une société polie, et aimable ; il passait ses jours avec des bandits, des scélérats, des Barbares ; il ne croyait pas pouvoir être ami d’aucun homme qui fût digne d’être libre, ou qui voulût l’être. Peut-on imaginer une vie plus horrible, plus misérable, plus détestable ! Je ne daigne donc pas la mettre en parallèle avec celle d’un Platon, d’un Archytas, personnages illustres, et aussi sages que savants.

XXIII. Contentons-nous de la comparer avec celle d’un homme assez obscur, et compatriote de Denys, mais qui a vécu longtemps après. Je parle d’Archimède, que je veux tout de nouveau tirer de la poussière, l’ayant déjà en quelque manière ressuscité autrefois. Car pendant que j’étais questeur en Sicile, je fus curieux de m’informer de son tombeau à Syracuse, où je trouvai qu’on le connaissait si peu, qu’on disait qu’il n’en restait aucun vestige ; mais je le cherchai avec tant de soin, que je le déterrai enfin sous des ronces et des épines. Je fis cette découverte à la faveur de quelques vers, que je savais avoir été gravés sur son monument, et qui portaient qu’on avait placé au-dessus une sphère et un cylindre. M’étant donc transporté hors de l’une des portes de Syracuse, dans une campagne couverte d’un grand nombre de tombeaux, et regardant de toutes parts avec attention, je découvris sur une petite colonne qui s’élevait par-dessus les buissons, le cylindre et la sphère que je cherchais. Je dis aussitôt aux principaux Syracusains qui m’accompagnaient, que c’était sans doute le monument d’Archimède. En effet, sitôt qu’on eut fait venir des gens pour couper les buissons, et nous faire un passage, nous nous approchâmes de la colonne, et lûmes sur la base l’inscription, dont les vers étaient encore à demi lisibles, le reste ayant été effacé par le temps. Et c’est ainsi qu’une des plus illustres cités de la Grèce, et qui a autrefois produit tant de savants, ignorerait encore où est le tombeau du plus ingénieux de ses citoyens, si un homme de la petite ville d’Arpinum n’était allé le lui apprendre. Mais revenons à mon sujet. Quel est l’homme qui ait quelque commerce, je ne dis pas avec les Muses, mais avec des hommes tant soit peu doués d’humanité et d’érudition, qui n’aimât mieux être à la place du mathématicien qu’à celle du tyran ? Si vous considérez quelle a été leur vie. Archimède, continuellement appliqué à faire des observations et des recherches utiles, jouissait tranquillement de la satisfaction que donnent d’heureuses découvertes, la plus délicieuse nourriture de l’esprit : pendant que Denys, occupé sans cesse de meurtres et de forfaits, passait les jours et les nuits dans d’éternelles alarmes. Que serait-ce, si nous lui comparions un Démocrite, un Pythagore, un Anaxagore ! Quels royaumes, quelles richesses peuvent valoir les charmes de leurs études ? Tout ce qui peut le plus flatter l’homme, n’est-ce pas ce qui appartient à la plus noble portion de lui-même, et par conséquent à son intelligence ? Voilà donc l’espèce de bien dont il faut chercher à jouir, pour être heureux. Or le bien spirituel, c’est la vertu. Ainsi c’est elle qui nous rendra heureux. Je l’ai déjà dit, et on ne saurait trop le répéter, c’est la seule source du beau, de l’honnête, de l’excellent, et pour tout dire en un mot, du contentement parfait. Puisque le bonheur consiste dans la perpétuité de ce