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CICÉRON

blait avoir approuvé la chose par un sourire. La mort de ce jeune homme qu’il avait tendrement aimé lui causa la plus vive douleur. Tant il est vrai que ceux qui écoutent leurs passions ne sont jamais d’accord avec eux-mêmes. Nous avez obéi à l’une, il en renaît une autre différente. Mais pour juger s’il était heureux, il ne faut que s’en rapporter à lui-même.

XXI. Un de ses flatteurs, nommé Damoclès, ayant voulu le féliciter sur sa puissance, sur ses troupes, sur l’éclat de sa cour, sur ses trésors immenses, et sur la magnificence de ses palais, ajoutant que jamais prince n’avait été si heureux que lui : Damoclès, lui dit-il, puisque mon sort te paraît si doux, serais-tu tenté d’en goûter un peu. et de te mettre en ma place ? Damoclès avant témoigné qu’il en ferait volontiers l’épreuve, Denys le lit asseoir sur un lit d’or, couvert de riches carreaux, et d’un tapis dont l’ouvrage était magnifique. Il fit orner ses buffets d’une superbe vaisselle d’or et d’argent. Ensuite ayant fait approcher la table, il ordonna que Damoclès y fût servi par de jeunes esclaves, les plus beaux qu’il eût, et qui devaient exécuter ses ordres au moindre signal. Parfums, couronnes, cassolettes, mets exquis, rien n’y fut épargné. Ainsi Damoclès se croyait le plus fortuné des hommes, lorsque tout d’un coup, au milieu du festin, il aperçut au-dessus de sa tête une épée nue, que Denys y avait fait attacher, et qui ne tenait au plancher que par un simple crin de cheval. Aussitôt les yeux de notre bienheureux se troublèrent : ils ne virent plus, ni ces beaux garçons qui le servaient, ni la magnifique vaisselle qui était devant lui : ses mains n’osèrent plus toucher aux plats : sa couronne tomba de sa tête. Que dis-je ? il demanda en grâce au tyran la permission de s’en aller, ne voulant plus être heureux à ce prix. Pouvez- vous désirer rien de plus fort, rien qui prouve mieux que Denys lui-même sentait qu’avec de continuelles alarmes on ne goûte nul plaisir ? Mais il n’était plus le maître de rentrer dans la voie de la justice, en rendant à ses citoyens leurs droits et leur liberté : parce que dès sa jeunesse, et à un âge où il n’examinait pas quelles seraient les suites de ses démarches, il s’était comporté de manière à ne pouvoir cesser d’être injuste, sans mettre sa vie en danger.

XXII. Cependant, lors même qu’il craignait si fort l’infidélité de ses amis, il n’eût rien tant souhaité que d’en avoir de véritables. Témoin ce qu’il dit sur ces deux pythagoriciens, dont l’un s’étant donné pour caution de représenter son camarade, que Denys avait condamné à mort, et le condamné s’étant mis en prison au jour prescrit, Plût aux Dieux, leur dit-il, que je fusse en tiers arec de tels amis ! Qu’il était donc malheureux, de se voir privé du commerce de l’amitié, des charmes de la société, et des douceurs d’une familiarité honnête, lui surtout, qui avait de l’érudition, qui dès l’enfance avait eu quelque teinture des beaux arts, qui aimait la musique, et qui même avait fait des tragédies ! Ne me demandez pas si elles étaient bonnes. Peu importe : car les poëtes ont cela, encore plus que toute autre espèce d’écrivains, qu’ils sont toujours enchantés de ce qu’ils ont fait. Je n’en ai connu