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TUSCULANES, LIV. V.

Jugez-vous que Marius fût moins heureux, quand il partagea généreusement la gloire de la défaite des Cimbres avec Catulus son collègue, qui était presque un autre Lélius, tant il lui ressemblait ; que quand, fier de ses succès, après la guerre civile, et plein de ressentiment contre le même Catulus, il répondit plus d’une lois à ceux qui intercédaient pour lui, Qu’il meure ? Pour moi, je trouve plus heureux celui qui fut la victime d’un ordre si barbare, que le scélérat qui l’a donné. Car outre qu’il vaut mieux recevoir une injure, que la faire, n’est-il pas plus convenable d’aller, comme fit Catulus, un peu au-devant d’une mort qui n’était pas fort éloignée, que de flétrir, comme le fit Marius, par le meurtre d’un tel homme, la gloire de six consulats, et la fin d’une vie illustre ?

XX. Denys devint tyran de Syracuse à vingt-cinq ans ; et pendant un règne de trente-huit, il fit cruellement sentir le poids de la servitude à une ville si belle et si opulente. De bons auteurs nous apprennent qu’il avait de grandes qualités : car il était sobre, actif, capable de gouverner ; mais d’un naturel malfaisant et injuste ; et par conséquent, si l’on en juge avec équité, le plus malheureux des hommes. En effet, quoiqu’il fût parvenu à la souveraine puissance, qu’il avait si fort ambitionnée, il ne s’en croyait pourtant pas encore bien assuré. En vain descendait-il d’une famille noble et illustre ; quoique ce point soit contesté par quelques historiens. En vain avait-il grand nombre de parents et de courtisans, et même de ces jeunes amis, dont l’attachement et la fidélité sont si connus dans la Grèce. Il ne se fiait à aucun d’eux. Il avait donné toute sa confiance à de vils esclaves, qu’il avait enlevés aux plus riches citoyens et à qui il avait ôté le nom qui marquait leur servitude, afin de se les attacher davantage. Pour la garde de sa personne, il avait choisi des étrangers féroces et barbares. Enfin la crainte de perdre son injuste domination l’avait réduit à s’emprisonner, pour ainsi dire dans son palais. Il avait même porté la défiance si loin, que, n’osant confier sa tête à un barbier, il avait fait apprendre à raser à ses propres filles. Ainsi ces princesses s’abaissant par ses ordres à une fonction que nous regardons comme indigne d’une personne libre, faisaient la barbe et les cheveux à ce malheureux père. Encore, dit-on, que quand elles furent un peu grandes, craignant le rasoir jusque dans leurs mains, il imagina de se faire brûler par elles les cheveux et la barbe avec des écorces ardentes. On raconte de plus, que quand il voulait aller passer la nuit avec l’une de ses deux femmes, Aristomaque de Syracuse, et Doris de Locres, il commençait, en entrant dans leur appartement, par les perquisitions les plus exactes-, pourvoir s’il n’y avait rien à craindre ; et comme il avait fait entourer leur chambre d’un large fossé, sur lequel il y avait un petit pont de bois ; il le levait aussitôt qu’il était avec elles, après avoir pris la précaution de fermer lui-même la porte en dedans. Fallait-il parler au peuple ? Comme il n’eût osé paraître dans la tribune ordinaire, il ne haranguait que du haut d’une tour. Étant obligé de se déshabiller pour jouer à la paume, qu’il aimait beaucoup, il ne confiait son épée qu’à un jeune homme son favori. Sur quoi un de ses amis lui ayant dit un jour en riant : Voilà donc une personne à qui vous confiez voire vie, et le tyran s’étant aperçu que le jeune homme en souriait, il les fit mourir tous deux ; l’un pour avoir indiqué un moyen de l’assassiner ; l’autre, parce qu’il sem-