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TUSCULANES, LIV. V.

elle a placé dans les eaux ceux qui sont propres à nager ; dans les airs, ceux qui sont disposés à voler ; et parmi les terrestres, elle a fait ramper les uns, marcher les autres ; elle a voulu que ceux-ci vécussent seuls, et ceux-là en troupeaux ; elle a rendu les uns féroces, les autres doux ; il y en a qui vivent cachés sous terre. Chaque animal, fidèle à son instinct, sans pouvoir changer sa façon de vivre, suit inviolablement la loi de la nature. Et comme toute espèce a quelque propriété qui la distingue essentiellement, aussi l’homme en a-t-il une, mais bien plus excellente : si c’est parler convenablement, que de parler ainsi de notre âme qui est d’un ordre tout à fait supérieur, et qui étant un écoulement de la Divinité, ne peut être comparée, l’oserons-nous dire, qu’avec Dieu même. Cette âme donc, lorsqu’on la cultive, et qu’on la guérit des illusions capables de l’aveugler, parvient à ce haut degré d’intelligence, qui est la raison parfaite, à laquelle nous donnons le nom de vertu. Or, si le bonheur de chaque espace consiste dans la sorte de perfection qui lui est propre, le bonheur de l’homme consiste dans la vertu, puisque la vertu est sa perfection. Jusque-là Brutus est d’accord avec moi, aussi bien qu’Aristote, Xénocrate, Speusippe et Polémon. Mais je vais plus loin, et je soutiens que la vertu nous rend souverainement heureux. Que manque-t-il, en effet, à l’homme content de ce qu’il a, et qui sait qu’on ne peut l’en dépouiller ? Au contraire, celui qui craint d’être dépouillé, comment serait-il heureux ?

XIV. Or, si vous admettez trois sortes de biens, vous n’êtes jamais sûr de pouvoir les conserver. Peut-on se répondre d’une santé ou d’une fortune durable ? Point de vrai bonheur, à moins qu’il ne soit bâti sur d’inébranlables fondements, et par conséquent, si vous y faites entrer ces trois sortes de biens. Je me souviens à ce sujet, du Spartiate, qui, ayant entendu un négociant se glorifier d’avoir fait partir plusieurs vaisseaux : « Je ne fais pas grand cas, dit-il, d’un « bonheur qui ne tient qu’a quelques cordages. » Rien donc de ce qui peut nous échapper ne doit être mis au rang des choses nécessaires pour être heureux ; car il n’est pas possible d’être heureux, tant qu’on craint de perdre ce qui sert à nous rendre tels. Aussi voulons-nous que pour l’être, on soit à l’épreuve de tout, muni et fortifié contre tout, et dès lors inaccessible non-seulement à quelques petites craintes, mais à toutes. On ne peut se dire innocent, si l’on est coupable de la moindre faute : et de même on ne peut se dire exempt de crainte, pour peu qu’il en reste. Qu’est-ce que le courage, si ce n’est une disposition de l’âme qui nous empêche de succomber au travail, ou à la douleur, et qui nous rassure contre tout danger ? Or cette disposition ne se rencontre que dans un homme qui ne connaît pour tout bien que la vertu. Tant qu’on aura divers maux à souffrir ou à craindre, sera-t-on exempt de chagrin, et jouira-t-on de cette aimable tranquillité, l’objet de nos désirs ? Quel autre que celui qui n’établit son bonheur qu’en lui-même, aura cette élévation de sentiments, et cette fermeté que nous exigeons du sage, pour se mettre au-dessus des accidents ? On raconte que le roi Philippe ayant écrit aux Lacédémoniens d’un ton menaçant, qu’il saurait bien déconcerter tous leurs desseins, « Hé quoi ! répondirent-ils, nous empêchera-t-il donc de mourir quand nous le voudrons ? » Une ville entière a pu penser si