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TUSCULANES, LIV. V.

heureux celui qui vit bien ? L’a. J’avoue sans cloute, qu’au milieu même des tourments on peut être honnête homme, et par conséquent bien vivre, c’est-à-dire, vivre avec constance, avec gravité, avec sagesse, avec courage. Tout cela peut bien se trouver au milieu des plus cruelles souffrances : mais n’y cherchons point la félicité. G. Quoi donc ! Tandis que la constance, la gravité, le courage, la sagesse, et toutes les vertus se livreront de bonne grâce aux bourreaux, sans redouter ni supplices, ni douleurs ; n’y aura-t-il que la félicité qui s’évanouira à l’approche seule de la prison ? L’a. Trouvez d’autres raisons, si vous me voulez convaincre. Celles-ci ne me touchent point ; non-seulement parce qu’elles sont usées, mais encore parce que ces vaines subtilités des Stoïciens ressemblent aux petits vins qui ne portent point l’eau, et qui ont bien quelque agrément quand on les goûte, mais qui le perdent quand on les avale. D’abord ce groupe de vertus rassemblées, et mises ensemble à la torture, nous frappe si fort l’imagination, que nous croyons voir courir après elles la félicité, qui ne peut consentir à s’en séparer. Mais avez-vous détourné les yeux de dessus ce magnifique tableau, pour n’envisager que le vrai : à l’instant vous vous retrouvez aussi peu disposé qu’auparavant à croire qu’on puisse être heureux dans les tourments. C’est là ce qui est à prouver. Ne craignez pas, au reste, que les vertus se plaignent d’avoir été abandonnées par la félicité. Car il n’y a point de vertu sans prudence. Or la prudence nous apprend que tous les gens de bien ne sont pas heureux. Elle nous rappelle les exemples d’un Régulas, d’un Cépion, d’un Aquilius. Et si vous préférez les images à la vérité toute nue, je vous représenterai cette même prudence, qui empêche la félicité de courir à la torture, en lui remontrant qu’elle n’est point faite pour les tourments ni pour la douleur.

VI. C. Prenons-nous-y autrement, je le veux bien : quoique le tour que je donne à mes raisonnements ne doive point dépendre de vous. Je vous demande donc, si dans nos discours précédents nous sommes convenus de quelques articles ? L’a. Oui, de quelques-uns, et qui ne sont pas de petite conséquence. C. Voilà notre thèse, cela déjà étant, toute prouvée, ou peu s’en faut. L’a. Pourquoi, je vous prie ? C. Parce qu’une vie heureuse est le partage d’une âme tranquille, où il ne s’élève aucun de ces mouvements impétueux qui dérangent la raison. Un homme qui craint la douleur ou la mort, peut-il n’être pas malheureux, puisque souvent nous éprouvons l’un, et que nous sommes continuellement menacés de l’autre ? Que sera-ce, si le même homme, comme c’est chose ordinaire, craint encore la pauvreté, le mépris, l’ignominie ; s’il a peur de devenir perclus ou aveugle ; s’il craint la servitude, malheur qui souvent arrive, non-seulement à des particuliers, mais même à des nations puissantes ? Que sera-ce, si, non content de trembler pour l’avenir, il éprouve des malheurs présents ; s’il a les horreurs de l’exil à supporter ; s’il perd ses parents, ses amis ? Un homme qui se voit en butte à tant d’infortunes, et qui se livre à son chagrin, peut-il n’être pas infiniment à plaindre ? Mais trouvez-vous plus heureux cet autre, que nous voyons en proie à ses passions ; qui désire tout avec fureur ; qui veut envahir tout,