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CICÉRON.

modérées, c’est approuver une injustice modérée, une lâcheté modérée, une intempérance modérée. Car prescrire des bornes au vice, c’est eu admettre une partie. Et outre que cela seul est blâmable, rien n’est d’ailleurs plus dangereux. Car le vice ne demande qu’à faire du chemin ; et pour peu qu’on l’aide, il glisse avec tant de rapidité, qu’il n’y a plus moyen de le retenir.

XIX. Mais ces passions que nous voulons totalement extirper, les Péripatéticiens ne se contentent pas de les croire naturelles ; ils ajoutent que la nature nous les a données pour notre bien. Car, disent-ils, la colère n’a-t-elle pas son utilité ? Elle aiguise le courage. Elle fait qu’on attaque un ennemi, un mauvais citoyen, avec une ardeur qu’on n’aurait point sans elle. Car, qu’on se dise froidement à soi-même : « Voilà un combat qui est juste ; c’est un devoir de se battre poulies lois, pour la liberté, pour la patrie ; » ces sortes de raisons n’échaufferont guère le courage, à moins que le feu de la colère ne vienne au secours. Et ce n’est pas seulement à la guerre que la colère est bonne : mais il faut que le commandement tienne de son aigreur, si l’on veut se faire obéir dans les occasions un peu difficiles. L’orateur même, soit qu’il attaque, soit qu’il défende, a besoin d’être armé de ses aiguillons : et ne fût-il pas en colère, il doit feindre d’y être, pour venir à bout d’inspirer les mêmes sentiments a ses auditeurs, par la véhémence de son action. Enfin, selon ces philosophes, c’est ne pas être homme, que de ne savoir pas se fâcher : et ce que nous appelons « douceur, » ils le traitent « d’indolence. » Ils ne louent pas la colère seulement, ils regardent aussi toutes les autres espèces de cupidité, comme un don avantageux de la nature, et comme le germe de toutes nos belles actions. Thémistocle, ne pouvant dormir, se promenait toute la nuit dans les rues ; on lui demanda ce qui le tenait si éveillé : « Ce sont, dit-il, les trophées de Miltiade. » À qui les veilles de Démosthène sont-elles inconnues ? Il était de fort mauvaise humeur, lorsqu’il arrivait qu’un artisan se fût mis à l’ouvrage plus matin que lui. Et les plus grands philosophes eux-mêmes, si l’étude n’avait pas été pour eux une passion, auraient-ils fait de si grands progrès ? Pythagore, Démocrite, Platon, allèrent jusqu’aux extrémités du monde. Partout où ils espéraient apprendre, ils y couraient. Tout cela se fait-il sans qu’il y entre de la passion, et une passion infinie ?

XX. Jusqu’à la tristesse même, que nous avons recommandé de fuir comme une bête féroce, les Péripatéticiens veulent que ce soit un présent très-utile de la nature ; pour faire que les hommes, lorsqu’ils oublient leur devoir, ne soient pas insensibles à la correction, aux réprimandes, à l’ignominie. Une parfaite insensibilité, en pareil cas, serait une sorte d’impunité. Il vaut mieux que la conscience soit bourrelée. Afranius, dans une de ses comédies, a très-bien saisi cette idée, lorsqu’un jeune débauché ayant dit :

Jamais fut-il mortel plus malheureux que moi ?

le père, qui était homme sévère, lui répond :

 S’il est vrai qu’au chagrin ton âme soit en proie,
Quel qu’en soit le sujet, je m’en fais une joie.

Toutes les espèces particulières, dont la tristesse