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grande âme devront éclairer et soutenir ta patrie. Mais je vois, dans ces temps, une double route s’ouvrir et le destin hésiter. Lorsque, depuis ta naissance, huit fois sept révolutions du soleil se seront accomplies, et que ces deux nombres, tous deux parfaits, mais chacun pour des raisons différentes, auront, par leur cours et leur rencontre naturelle, complété pour toi une somme fatale, la république tout entière se tournera vers toi, et invoquera le nom de Scipion ; c’est sur toi que se porteront les regards du sénat, des gens de bien, des alliés, des Latins ; sur toi seul reposera le salut de l’État ; enfin, dictateur, tu régénéreras la république, si tu peux échapper aux mains impies de tes proches. — À ces mots Lélius s’écria : un douloureux gémissement s’éleva de tous côtés ; mais Scipion, avec un doux sourire : Je vous en prie, dit-il, ne me réveillez pas ; ne troublez pas ma vision ; écoutez le reste.

VIII. Mais, continua mon père, pour que tu sentes redoubler ton ardeur à défendre l’État, sache que tous ceux qui ont sauvé, secouru, agrandi leur patrie, ont dans le ciel un lieu préparé d’avance, où ils jouiront d’une félicité sans terme. Car le Dieu suprême qui gouverne l’immense univers ne trouve rien sur la terre qui soit plus agréable a ses yeux que ces réunions d’hommes assemblés sous la garantie des lois, et que l’on nomme des cités. C’est du ciel que descendent ceux qui conduisent et qui conservent les nations, c’est au ciel qu’ils retournent.

IX. Ce discours de l’Africain avait jeté la terreur en mon âme ; ce que je redoutais, ce n’était pas tant la mort que la trahison des miens ; j’eus cependant la force de lui demander s’il vivait encore, lui et Paul-Émile mon père, et tous ceux que nous regardions comme éteints. — La véritable vie, me répondit-il, commence pour ceux qui s’échappent des liens du corps où ils étaient captifs ; mais ce que vous appelez la vie est réellement la mort. Regarde ; voici ton père qui vient vers toi. — Je vis mon père, et je fondis en larmes ; mais lui, m’embrassant et me prodiguant ses caresses, me défendait de pleurer.

X. Dès que je pus retenir mes sanglots, je lui dis : Ô mon père, modèle de vertu et de sainteté, puisque la vie est près de vous, comme me l’apprend l’Africain, pourquoi resterais-je plus longtemps sur la terre ? Pourquoi ne pas me hâter de venir dans votre société céleste ? — Non pas ainsi, mon fils, me répondit-il. Tant que Dieu, dont tout ce que tu vois est le temple, ne t’aura point délivré de ta prison corporelle, tu ne peux avoir accès dans ces demeures. La destination des hommes est de garder ce globe que tu vois situé au milieu du temple de Dieu, et qui s’appelle la Terre : ils ont reçu une âme tirée de ces feux éternels que vous nommez les étoiles et les astres, et qui, réduits en globes et en sphères, animés par des intelligences divines, fournissent avec une incroyable rapidité leur course circulaire. C’est pourquoi, mon fils, toi et tous les hommes religieux, vous devez retenir votre âme dans les liens du corps ; aucun de vous, sans le commandement de celui qui vous l’a donnée, ne peut sortir de cette vie mortelle ; en la fuyant, vous paraîtriez abandonner le poste où Dieu vous a placés. Mais plutôt, Scipion, comme ton aïeul qui nous écoute, comme moi qui t’ai donné le jour, pense à vivre avec justice et piété, pense au culte que