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CICÉRON.

losophes ignoraient en quoi consiste la justice, de quelle source elle vient, à quelle fin elle est destinée ; c’est pourquoi ils ont regardé cette vertu suprême, qui est un bien commun à tous les hommes, comme le privilège d’un petit nombre, et ont dit que, n’étant à l’âme d’aucune utilité propre, elle se consacrait sans partage aux intérêts d’autrui. Il faut donc applaudir à Carnéade, dont le génie pénétrant et subtil mit à nu la faiblesse de leur doctrine, et donna le coup de grâce à cette justice, qui n’avait pas de fondement solide : non certes qu’il ne tînt la justice en estime, mais il voulait prouver qu’elle avait eu des défenseurs malhabiles, et qui prêtaient le flanc de tous côtés. Lactance, Epitom. c. 55. [La justice nous occupe des autres, elle se produit au dehors et se répand sur le monde.] Nonius, iv, 71. [Cette vertu, à la différence des autres, est tout entière consacrée aux intérêts d’autrui, qui l’absorbent.] Nonius, iv, 174.]

VIII…… L’autre (Aristote) a parlé de la justice seule dans quatre livres assez étendus. Quant à Chrysippe, je n’attendais de lui rien de grand, ni qui fût digne du sujet ; il parle toujours à sa mode, s’embarrasse dans des minuties de langage, et ne touche jamais le fond des choses. Il était digne des héros de. la philosophie de relever cette vertu, la plus généreuse de toutes, si elle existe ; la plus libérale, celle qui rend à l’homme ses semblables plus chers que lui-même, et par laquelle chacun de nous semble né non pour soi, mais pour le genre humain : il était digne d’eux de la placer sur un trône immortel, non loin de la sagesse. Et véritablement ce n’est ni la volonté qui leur a manqué (tant de livres laborieusement écrits en font foi), ni le talent, qu’ils avaient si relevé et d’une telle prééminence. Mais tout leur génie et leurs efforts ont été trahis par la faiblesse de leur cause. Il faut bien reconnaître un droit civil ; mais le droit naturel, où le trouver ? S’il existait, tous les hommes s’entendraient sur le juste et l’injuste, comme ils s’accordent sur le chaud et le froid, le doux et l’amer.

IX. Mais aujourd’hui, si quelqu’un de nous, emporté par des dragons ailés sur ce char dont parle Pacuvius, pouvait, du haut des airs, voir passer sous ses regards peuples, villes et contrées, quel spectacle s’offrirait à lui ? Ici l’immuable Égypte, qui conserve dans ses archives le souvenir de tant de siècles et d’événements fameux, adore son bœuf Apis, et met au rang des dieux une foule de monstres et d’animaux de toute espèce. En face d’elle, la Gréée consacre des temples magnifiques à des idoles de forme humaine, commettant ainsi un indigne sacrilège, au jugement des Perses ; car on prétend que Xerxès ne livra Athènes aux flammes que parce qu’il regardait comme un crime de tenir enfermés dans des murailles les Dieux, dont l’univers entier est la demeure. Plus tard, Philippe méditant la guerre contre les Perses, Alexandre accomplissant les desseins de son père, déclaraient qu’ils allaient venger les temples de la Grèce, temples que les Grecs eux-mêmes n’avaient pas voulu relever, pour laisser à la postérité un témoignage éternel de l’impiété des barbares. Combien d’hommes, comme les peuples de la Tauride sur le Pont-Euxin, comme le roi d’Égypte Busiris, comme les Gaulois, les Carthaginois, ont cru qu’il était pieux et agréable aux Dieux immortels de répandre le sang humain ! Les règles de la justice et de la morale varient tellement, que les