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CICÉRON.

fut exposé avec son frère Rémus sur les bords du Tibre par l'ordre d'Amulius, roi d'Albe , qui craignait de voir un jour sa puissance ébranlée. Allaité près du fleuve par une bête sauvage, l'enfant fut bientôt recueilli par des pasteurs, qui l'élevèrent dans les travaux et la rudesse des champs. Il devint homme, et la vigueur de son corps aussi bien que la fierté de son âme lui donnèrent sur tous ses compagnons une telle supériorité, que tous ceux qui habitaient alors les campagnes où Rome s'étend aujourd'hui vinrent se ranger volontairement sous sa loi. Il se mit à leur tête, et, pour faire trêve aux récits fabuleux, l'histoire nous apprend qu'il enleva d'assaut Albe la Longue, ville forte et puissante dans ces temps, et qu'il fit périr le roi Amulius.

III. Après cet exploit, il songea pour la première fois à élever une ville suivant les rites sacrés, et à jeter les fondements d'un empire. Rien de plus important pour les destinées futures d'un empire que l'emplacement d'une cité; Romulus sut le choisir admirablement. Il ne rechercha point le voisinage de la mer, quoiqu'il lui fût très facile ou de s'avancer avec son armée aguerrie sur le territoire des Rutules et des Aborigènes, ou d'établir sa nouvelle ville à l'embouchure du Tibre, dans le lieu même où, longues années après, le roi Ancus conduisit une colonie. Mais cet homme d'un merveilleux génie comprit qu'une situation maritime n'est pas celle qui convient le mieux à une ville pour laquelle on ambitionne un avenir durable et une grande puissance. D'abord les villes maritimes sont exposées à beaucoup de périls qu'elles ne peuvent prévoir. Au milieu des terres, les ennemis qu'on attend le moins se trahissent toujours par quelques indices, et le sol nous apporte infailliblement le bruit de leurs pas : jamais il ne peut y avoir par terre d'attaque tellement subite, qu'on ne sache non seulement que l'ennemi arrive, mais quel est cet ennemi et d'où il vient; tandis que les flots peuvent porter dans une ville maritime une armée qui l'envahit, avant même qu'on n'ait soupçonné sa venue. Lorsque l'ennemi arrive par mer, aucun indice ne nous apprend qui il est, d'où il vient, ce qu'il veut; enfin, on ne peut reconnaître à aucun signe si c'est un ennemi ou un allié qui s'avance.

IV. Les villes maritimes ont à craindre aussi la corruption et l'altération des moeurs. Elles sont le rendez-vous des langues et des coutumes de toute la terre; les étrangers y apportent leurs moeurs en même temps que leurs marchandises; à la longue toutes les institutions nationales sont attaquées, aucune n'échappe. Ceux qui habitent les ports ne sont pas fixés à leurs foyers; leur esprit sans cesse agité, leur mobile espérance les emporte loin de leur pays; alors même qu'ils y ont posé le pied, leur pensée voyage et court le monde. Il n'est pas de cause qui ait plus influé sur la décadence et la ruine de Carthage et de Corinthe que cette vie errante et cette dispersion de leurs citoyens, qui abandonnaient, par amour de la navigation et du commerce, la culture des terres et le maniement des armes. D'un autre côté, les villes maritimes sont assiégées par le luxe; tout les y porte; le commerce et la victoire leur amènent tous les jours des séductions nouvelles.