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torité disparaisse, et que les animaux eux-mêmes soient atteints de cette contagion. Le père craint son fils, le fils ne connaît plus son père ; toute pudeur est proscrite, pour que la liberté soit entière ; il n’y a plus de différence entre le citoyen et l’étranger ; le maître redoute ses élèves et les flatte, les élèves prennent leur maître en dédain ; les jeunes gens s’arrogent l’autorité des vieillards ; les vieillards prennent part aux amusements de la jeunesse, pour ne pas lui être odieux et à charge. Bientôt l’esclave se donne tous les airs d’un homme libre, la femme se croit l’égale de son mari ; et au milieu de cette indépendance universelle, il n’est pas jusqu’aux chiens, aux chevaux et aux ânes qui ne se trémoussent de liberté, et qui ne courent en bêtes libres sur la voie publique, forçant les hommes à leur laisser le passage. De cette licence illimitée il résulte enfin que les esprits deviennent si ombrageux et si délicats, qu’au moindre signe d’autorité ils s’irritent et regimbent, et que de proche en proche ils vont jusqu’au mépris des lois, afin d’être plus complétement libres de sujétion. »

XLIV. Lélius. Vous avez, ce me semble, rendu avec une fidélité parfaite ce qu’a dit Platon. — Scipion. Pour reprendre maintenant la suite de nos idées, nous voyons (c’est Platon qui nous l’enseigne) que de cette extrême licence, réputée pour l’unique liberté, sort la tyrannie comme de sa souche naturelle. Le pouvoir excessif des grands amène la chute de l’aristocratie ; tout pareillement l’excès de la liberté conduit un peuple à la servitude. Ne voyons-nous pas constamment pour l’état du ciel, pour les biens de la terre, pour la santé, qu’un extrême se tourne subitement en l’extrême contraire ? c’est là surtout la destinée des États ; l’extrême liberté pour les particuliers et pour les peuples se change bientôt en une extrême servitude. De la licence naît la tyrannie, et avec elle le plus injuste et le plus dur esclavage. Ce peuple indompté, cette hydre aux cent têtes se choisit bientôt contre les grands, dont le pouvoir est déjà abattu et les dignités abolies, un chef audacieux, impur, persécuteur impudent des hommes qui souvent ont le mieux mérité de leur patrie, prodiguant à la populace la fortune d’autrui et la sienne. Comme dans la vie privée il pourrait craindre pour sa tête, on lui donne des commandements, on les lui continue ; bientôt sa personne est protégée par une garde, témoin Pisistrate à Athènes ; enfin il devient le tyran de ceux mêmes qui l’ont élevé. S’il tombe sous les coups des bons citoyens, comme on l’a vu souvent, alors l’État est régénéré ; s’il périt victime de quelques audacieux, la société est en proie à une faction, autre espèce de tyrannie qui succède encore parfois à ce beau gouvernement des nobles, lorsque l’aristocratie se corrompt et s’oublie. Ainsi le pouvoir est comme une balle que se renvoient tour à tour les rois aux tyrans, les tyrans aux grands ou au peuple, ceux-ci aux factions ou à de nouveaux tyrans ; et jamais une forme politique n’est de bien longue durée dans un État.

XLV. Pour toutes ces raisons, je tiens donc que la royauté est de beaucoup préférable au gouvernement des grands ou du peuple ; mais la royauté elle-même le cède dans mon esprit à une constitution politique qui réunirait ce que les trois premières ont de meilleur, et allierait dans une