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CICÉRON.

cents ans que Rome n’est plus gouvernée par des rois. — Lélius. Je le sais, sans doute. — Scipion. Mais, selon vous, quatre cents ans d’âge est-ce beaucoup pour une ville ou pour un État ? — Lélius. C’est à peine l’âge adulte. — Scipion. Ainsi donc, il y a quatre cents ans, Rome avait un roi ? — Lélius. Et même un roi superbe. — Scipion. Mais avant celui-là ? — Lélius. Un roi très juste, et ainsi des autres en remontant jusqu’à Romulus, qui régnait il y a six siècles. — Scip. Romulus lui-même est-il bien ancien ? — Lélius. Nullement ; car à son époque la Grèce était déjà bien près de vieillir. — Scipion. Romulus, dites-moi, régnait-il sur des barbares ? — Lélius. S’il faut écouter les Grecs, pour qui tous les hommes sont ou des Grecs ou des barbares, je crains bien que Romulus n’ait été un roi de barbares ; mais s’il faut juger un peuple par ses mœurs et non par sa langue, je ne crois pas les Romains plus barbares que les Grecs. D’ailleurs, reprit Scipion, pour le point qui nous occupe, c’est moins le témoignage d’une nation entière que celui des hommes éclairés que nous voulons consulter. Si donc il est constant qu’à une époque peu reculée, des hommes sages ont voulu être gouvernés par des rois, voilà bien, comme je vous le promettais, des témoins qui ne sont ni trop anciens ni barbares.

XXXVIII. Lélius. Je vois bien, Scipion, que vous ne manquez pas de témoins ; mais auprès de moi comme auprès de tous les juges, les preuves bien raisonnées valent mieux que les témoins. Scipion. Vous voulez des preuves, Lélius : eh bien ! votre propre expérience va vous en fournir. — Lélius. Quelle expérience ? — Scipion. Dites-moi, vous êtes— vous jamais senti en colère ? — Lélius. Plus souvent que je n’eusse voulu. — Scipion. Et lorsque vous êtes en colère, permettez-vous à cette passion de dominer votre âme ? — Lélius. Non, par Hercule ; mais j’imite alors cet Archytas de Tarente, qui arrivant à sa campagne et trouvant qu’en tout on y avait pris justement le contrepied de ses ordres : Malheureux, dit-il à son fermier, je t’aurais déjà roué de coups, si je n’étais en colère. — Parfaitement, dit Scipion. Archytas regardait donc la colère, celle du moins que la raison désarme, comme une certaine sédition de l’âme ; et il voulait l’apaiser par la réflexion. Mettez-vous maintenant devant les yeux l’avarice, l’ambition, la vanité, toutes les passions, et vous comprendrez que si l’âme est gouvernée royalement, tout en elle sera soumis à l’empire de la raison (puisque la raison est la partie la plus excellente de l’âme), et que, sous cet empire, il n’y a plus de place pour les passions, plus de place pour la colère et l’aveuglement. — Lélius. Rien n’est plus vrai. — Scipion. Approuvez-vous une âme ainsi réglée ? — Lélius. On ne peut davantage. — Scipion. Vous ne pourriez donc souffrir que, méconnaissant la raison, l’âme s’abandonnât à ses passions qui sont sans nombre, ou se laissât emporter â la colère ? — Lélius. A mon avis, rien de plus misérable qu’une telle âme et qu’un homme en proie à ses passions. — Scipion. Vous voulez donc qu’une royauté s’établisse dans l’âme humaine, et que la raison y règle tout souverainement ? — Lélius. Sans nul doute. — Scipion. Comment donc pouvez-vous hésiter sur le gouvernement qui convient aux États ? Ne voyez-vous pas que, dans une nation, si le pouvoir est partagé, il n’y a plus d’autorité souveraine ? car la souveraineté, si on la divise, est anéantie.