Page:Cicéron - Œuvres complètes Nisard 1864 tome 4.djvu/29

Cette page n’a pas encore été corrigée
19
TUSCULANES, LIV. III.

touchés de celles qui surviennent ; leur patience les ayant en quelque manière endurcis contre les coups de la fortune.

Si j’éprouvais du sort les premières traverses ;
Si j’avais moins senti ses disgrâces diverses,
Tel qu’un coursier fougueux qu’on commence à dompter,
À d’humbles écarts je pourrais me porter.
Mais de mille malheurs les cruelles atteintes
De mon âme endurcie ont banni jusqu’aux plaintes,


dit Thésée dans Euripide. Puis donc que l’accablement même de l’infortune contribue à nous guérir de notre sensibilité, il est clair que le mal dont nous nous plaignons n’en est point par lui-même la cause. De grands philosophes, mais qui n’ont pas encore atteint la parfaite sagesse, comment ne comprennent-ils pas qu’ils sont souverainement malheureux ? En effet ils éprouvent le plus grand de tous les maux, la folie : et cependant ils ne pleurent point. Pourquoi cela ? Parce qu’ils n’ont point attaché à ce genre de malheur cette opinion, qu’il est raisonnable, qu’il est juste, et même du devoir de s’affliger, quand on n’est pas parfaitement sage ; au lieu que nous sommes nourris dans un préjugé contraire, à l’égard de certains malheurs, qui nous paraissent les plus grands de tous, puisqu’ils nous font porter le deuil. Aristote, se moquant des anciens philosophes, qui croyaient avoir par la force de leur génie porté la Philosophie au plus haut point, disait qu’ils étaient ou bien fous, ou bien présomptueux ; ajoutant toutefois, que comme cette science avait fait de grauds progrès depuis quelque temps, il ne désespérait pas que dans peu elle ne parvînt à sa perfection. Théophraste en mourant reprochait, dit-on, à la nature d’avoir accordé une si longue vie aux cerfs et aux corneilles, qui n’en ont pas besoin, et de l’avoir donnée si courte aux hommes, à qui il eût été si important de vivre longtemps : car, si la mort n’eût pas interrompu sitôt leurs projets, ils auraient achevé de se perfectionner dans toutes sortes d’arts et de sciences. Ainsi il se plaignait de se voir mourir dans le temps qu’il commençait à savoir quelque chose. Parmi les autres philosophes, ne voyons-nous pas les plus consommés et les plus sages, avouer qu’ils ignorent une infinité de choses, dont la connaissance leur serait nécessaire ? Quoiqu’ils se voient cependant au milieu de l’ignorance, qui est la source delà folie, et qu’il n’y ait rien de pis pour un philosophe, on ne les entend point gémir pour cela ; parce que dans leur idée, cette ignorance n’est point au rang des choses dont il convient de s’affliger. Eh ! combien de gens convaincus que des démonstrations de tristesse sont indignes d’un homme ! Tel parut le grand Fabius à la mort de son fils, qu’il avait vu consul. Te ! se montra Paul-Emile, après avoir perdu deux de ses fils en très-peu de jours. Tel on vit le vieux Caton, lorsqu’il fit les funérailles du sien, qui avait été désigné préteur. Tels plusieurs autres, dont j’ai parlé dans ma Consolation. Quel motif a pu les engager à réprimer leur douleur, sinon la persuasion où ils ont été que des marques d’affliction ne conviennent point à un homme ? Ainsi les uns se sont abandonnés à la tristesse, parce qu’ils l’ont jugée louable ; tandis que d’autres s’en sont affranchis, parce qu’ils l’ont tenue pour malséante : il n’en faut pas davantage pour montrer que c’est l’imagination, et non la nature, qui la produit.

XXIX. J’entends qu’on me dit : Qui est-ce qui est assez fou pour s’affliger volontairement ?


suscipi potest. Voluntate igitur, et judicio suscipi aegritudinem conlitendum est. ldque indicatur eorum palientia, qui cum multa sint sœpe perpessi, facilius feruut quidquid aceidit, obduruisseque sese contra fortunam arbitranlur : ut ille apud Euripidem :

Si mihi nunc tristis primum illuxisset dies,
Nec tam aerumnoso uavigavissem salo :
Esset dolendi causa ; ut iojecto equulei ;
Freno repente tactu exagitantur novo.
Sed jam subaclus miseriis obtorpui.


De fatigatio igitur miseiïarum segritudines cum faciat leniores, intelligi necesse est, non rem ipsam causam atque fontem esse moîroris. Pliilosopbi summi, nequedum tamen sapienliam consecuti, nonne intelligunt in summo se malo esse ? Sunt enim insipientes : neque insipientia ullum majus malum est : neque tamen lugent. Quid ila ? quia huiegeneri malorum nonaffingiturilla opinio, rectum esse, eta’quum, et ad ofncium pertinere, a ?gre ferre quod sapiens non sis. Quod idem al’tingimus huic aogritudiiii, in qua luctus inest : qua ? omnium maxima est. Itaque Aristoleles veteres pbilosophos accusans, qui existimavissent pbilosopliiam suis ingeniis esse perfectam, ait eos aut slultissimos, aut g’.oriosissimos fuisse : sed se videre, quod paucis annis magna accessio facla esset, brevi tempore philosophiam plane absolutam fore. Theopbraslus auîern moriens accu, sasse naturam dicitur, quod cervis, eteornuibus vitam diuturnam, quorum id nihil interesset : hominibus, quorum maxime interfuisset, tam exiguam vitam dedisset : quorum si aetas potuisset esse longiuquior, futurum fuisse, ut omnibus peifectis attibus, omni doctrina hominum vila erudirelur. Querebalur igiturse tum.eum.illa videre crepisset, exstingui. Quid ? ex caeleris philosopbis nonne optimus, et gravissimus quisque conlitetur, multa seignorare ? et multa sibi etiam atque etiam esse discenda ? Neque tamen, cum se in média stultitia, qua nihil est pejus, hserere intelligant, fiegrjUidine preruunlur. Kullaenini admiscelur opinio officiosi doloris. Quid, qui non putant lugendum viris ? Qualis fuit Q. Maximus efiereus lilium consularem : qualis L. Paulus, duobus paucis diebus amissis (iliis : qualis M. Cato, prsetore designato mortuo iilio : quales reliqui, quos in Consolulione collegimus. Quid bos aliud placavit, nisi quod luctum, et mœrorem essenon pulabant viri ? Ergo id, quodalii rectum opinantes ægritudini se solent dedere, id ii turpe putantes segritudinem repulenmt : ex quo inlelligitur, non in natura, sed in opinione esse segritudineni.

XXIX. Contra dicuntur hæc. Quis tam demens, ut sua voluntate mœreat ? Natura affert dolorem : cui quidem