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TUSCULANES, LIV. I.

qu’il n’y a nulle différence aujourd’hui entre un Hippocentaure qui n’exista jamais, et le roi Agamemnon qui existait autrefois : et que Camille n’est aujourd’hui pas plus sensible à notre guerre civile, que moi, de son vivant, je l’étais à la prise de Rome. Pourquoi cependant Camille se IVit-il affligé, s’il eût prévu qu’environ trois cent cinquante après lui, nous serions en guerre les uns avec les autres ? Et pourquoi me chagrinerais-je, si je prévoyais que dans dix mille ans (me nation barbare envahira l’empire romain ? Parce que l’amour que nous portons à la patrie se mesure, non sur la part que nous aurons à son sort, mais sur l’intérêt que nous prenons à son salut.

XXXVIII. Quoiqu’à toute heure mille accidents nous menacent de la mort, et que même, sans accident, elle ne puisse jamais être bien éloignée, vu la brièveté de nos jours, cependant elle n’empêche pas le Sage de porter ses vues le plus loin qu’il peut dans l’avenir, et de regarder l’avenir comme étant à lui, en tant que la patrie et. les siens y sont intéressés. Tout mortel qu’il se croit, il travaille pour l’éternité. Et le motif qui l’anime, ce n’est pas la gloire, car i I sait qu’après sa mort il y sera insensible : mais c’est la vertu, dont la gloire est toujours une suite nécessaire, sans que l’on y ait même pensé. Tel est effectivement l’ordre de la nature, que tout commence pour nous à notre naissance, et que tout finit pour nous à notre mort. Comme rien avant notre naissance ne nous intéressait, de même rien après notre mort ne nous intéressera. Que craignons-nous donc, puisque la mort n’est rien, ni pour les vivants, ni pour les morts ? Rien pour les morts, car ils ne sont plus. Rien pour les vivants, car ils ne sont pas encore dans le cas de l’éprouver. Ceux qui veulent adoucir cette idée d’anéantissement, disent que la mort ressemble au sommeil. Mais souhaiteriez-vous quatre-vingt-dix années de vie, à condition de passer les trente dernières à dormir ? Un porc n’en voudrait pas. Endymion, si l’on en croit la Fable, s’endormit, Il y a je ne sais combien de siècles, sur le mont Latmos en Carie, ou peut-être dort-il encore. Ce fut, dit-on, la Lune, qui, pour pouvoir le baiser plus à son aise, le jeta dans ce profond sommeil. Or pensez-vous que, lorsqu’elle s’éclipse, il s’en inquiète ? Comment s’en inquiéterait-il, puisqu’il n’a pas de sentiment ? Voilà l’image delà mort, le sommeil. Et vous doutez si la mort nous prive de sentiment, vous qui tous les jours expérimentez que le sommeil, qui n’en est que l’image, opère le même effet ?

XXXIX Peut-on, après cela, donner dans ce préjugé ridicule, qu’il est bien triste de mourir avant le temps ? Et de quel temps veut-on parler ? De celui que la nature a fixé ? Mais elle nous donne la vie, comme on prête de l’argent, sans fixer le terme du remboursement. Pourquoi trouver étrange qu’elle la reprenne, quand il lui plaît ? Vous ne l’avez reçue qu’à cette condition. Qu’un petit enfant meure, on s’en console. Qu’il en meure un au berceau, on n’y songe seulement pas. C’est pourtant d’eux que la nature a exigé le plus durement sa dette. Mais, dit-on, ils n’avaient pas encore goûté les douceurs de la vie ; au lieu que tel autre, pris dans un âge plus avancé, se promettait une fortune riante, et déjà commençait à en jouir. D’où vient qu’il n’en est donc pas de la vie comme des autres biens, dont on aime mieux avoir une partie, que de manquer le tout ? Priam, dit Callimaque, et c’est une sage réflexion, Priam a plus souvent pleuré que