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TUSCULANES, LIV. I.

leurs aucun sujet de chagrin, se précipita dans la mer, après avoir lu le Phédon. Et cet Hégésias, que je viens de vous citer, a composé un livre où il fait parler un homme déterminé à se laisser mourir de faim ; les amis de cet homme tâchent de l’en dissuader : lui, pour toute réponse, il leur détaille les peines de cette vie. Je ne dirai point, à l’exemple de ce philosophe, que la vie soit onéreuse généralement à tout homme sans exception. Je ne parle pas des autres. Pour ce qui est de moi, si j’étais mort avant que d’avoir perdu, et secours domestiques, et fonctions du barreau, et toutes dignités, n’est-il pas vrai que la mort, loin de m’arracher des biens, m’eût fait prévenir des maux ?

XXXV. Mais jetons les yeux sur quelqu’un d’heureux, (lue jamais la fortune n’ait traversé en rien. Tel a été ce Métellus, qui s’est vu quatre fils élevés aux premiers honneurs. Opposons-lui Priam, qui avait cinquante fils, entre lesquels dix-sept de légitimes. Le pouvoir de la fortune était le même sur ces deux hommes, elle fait grâce à l’un, elle frappe l’autre. Métellus fut porté sur son bûcher par ses fils, par ses filles, partons leurs descendants : et Priam, au contraire, après avoir vu égorger sa nombreuse postérité, fut égorgé lui-même au pied d’un autel, où il s’était réfugié. Or, supposons que la mort de Priam eût précédé le carnage de ses enfants, et la chute de son royaume ; supposons qu’on l’eût vu paisiblement expirer

Au comble du bonheur, dans une douce paix,
Sous les lambris dorés d’un superbe palais ;

lequel eût-on dit, ou que la mort lui enlevait des biens, ou qu’elle lui épargnait des maux ? On eût sans doute jugé qu’elle lui enlevait des biens. L’événement prouve le contraire. Aujourd’hui nos théâtres ne retentiraient pas de ces plaintes lamentables :

J’ai vu cette fameuse Troie
Au carnage, aux flammes en proie,
J’ai vu Priam expirer sous le fer,
Et souiller de son sang l’autel de Jupiter

Comme si dans cette extrémité, la mort n’était pas tout ce qu’il y a de mieux pour lui. En se hâtant, elle lui eût sauvé d’étranges disgrâces. Mais au moins lui en a-t-elle fait perdre le sentiment. Pompée, étant à tapies, y tomba dangereusement malade. Dès que le danger fut passé, tout Naples se couronna de fleurs ; Pouzzol en fit de même ; les villes d’alentour signalèrent leur allégresse par des fêtes publiques. Ce sont de petites flatteries à la Grecque, mais qui font voir qu’un homme est dans la prospérité. S’il fût donc mort dans ce temps-là, eût-il quitté des biens, ou des maux ? Assurément des maux, et très-cruels. Il n’eut pas fait la guerre à son beau-père ; il ne s’y fût pas engagé sans préparatifs ; il n’eût pas abandonné son foyer ; il ne se fût pas enfui d’Italie ; il ne fût pas tombé, après la déroute de son armée, seul et sans défense, entre les mains de misérables esclaves, qui le poignardèrent ; il n’eût pas laissé sa famille dans une affreuse situation ; toute son opulence n’eût pas été la proie du vainqueur. En mourant plus tôt, il mourait comble de gloire. Quels affreux, quels incroyables accidents, une plus longue vie lui a-t-elle réservés ?

XXXVI. La mort les prévient ces accidents ; et quand même ils ne devraient pas nous arriver, c’est asse/.qu’ils soient possibles. Mais les hommes n’envisagent l’avenir que du bon côté. Il n’y en a point qui ne se promettent le sort de Métellus. Comme si le nombre des heureux passait celui des misérables ; qu’il y eût quelque sorte de sta-